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Policier/Noir/Thriller
Edgard : Double détente
 Publié le 06/11/14  -  7 commentaires  -  22625 caractères  -  94 lectures    Autres textes du même auteur

Nouvelle de gare. (La nouvelle de gare, c'est comme un roman de gare, mais plus court. Alors, au lieu de la lire dans un train "Grandes lignes", on la garde pour un train de banlieue...)
C'est l'histoire d'un type, qui fait un drôle de boulot, et qui n'aime pas faire des erreurs.


Double détente


« C’est le paradis qui va descendre sur cette terre, ici, à Bekily !... »

Vitre ouverte, coude à la portière, lunettes de soleil, le conducteur de la Clio grise, arrêtée au feu rouge derrière une file de voitures, se remémore la dernière conversation téléphonique, avec l’instituteur, depuis ce village de Madagascar. Une chance que la communication soit passée. Ils auront une belle école toute neuve, avec cinq salles de classe… Le bonheur de ces gosses ! S’asseoir sur un banc tout neuf, un grand tableau lisse où le savoir, petit à petit, comme de grandes goulées d’eau fraîche, reconstruit le fascinant puzzle de la connaissance et de la vie et rend l’espoir… Essayer de remplir le tonneau des Danaïdes en essayant de diminuer la misère des enfants : un défi comme il les aime, Simon.

Tout à son contentement, il laisse danser ses doigts distraitement sur le volant et fredonne la chanson que diffuse la radio. « Les portes du pénitencier, pour moi vont se fermer. C’est là que je finirai ma vie, comm‘ d’autres gars l’ont finie… » Sacré Johnny ! Pas très optimiste…

Toujours à tenter l’impossible, Simon. Changer le monde ou aller au bout des sensations. Affronter les vagues géantes sur une planche, dévaler les pentes vertigineuses, bouffer le vent et le soleil, seul au-dessus du monde, avec juste une aile de toile… un besoin, l’adrénaline. Des activités qu’il a toujours menées de front, en plus d’un métier passionnant… Mais l’âge... et ce stupide d’accident de moto, à cause d’un chauffard, ont mis un terme à tout ça.

Mais ça va. Pas le genre à se plaindre. Depuis cinq ans, il remarche presque normalement. Inespéré.


Coup de klaxon rageur. Simon sursaute. Coup d’œil dans le rétro. Derrière, un gros type dans une BMW noire s’impatiente. Re-coup de klaxon. C’est un rougeaud sans cou, aux épaules de bœuf, tête carrée, d’un blond presque roux, qui gesticule. La quarantaine bien tassée. Un de ceux que Simon classe dans la catégorie « Sanguins » : difficiles mais intéressants.

« Ce feu est long, mais il est au rouge, mec ! » dit Simon tout haut, avec un geste d’impuissance. Il revient soudain à la vigilance nécessaire. Boulot ou pas boulot ?

Soudain, le costaud dans la BM fait hurler sa boîte de vitesse. Il attaque une marche arrière à toute vitesse, qui fait fumer les pneus. Puis, re-boîte de vitesse à l’agonie, marche avant, re-pneus qui fument… moteur qui gueule. Il décale sur la gauche, s’engage à toute berzingue sur la voie à contre-sens, contourne le muret de béton, grille le feu, et s’engage en face, de l’autre côté du carrefour, dans la rue qui remonte sur les « Halles ». Halle aux chaussures, halles aux habits, halles aux cochonneries en tous genres… Bison fruité…

Boulot !


« Cas d’école », s’exclame Simon, jetant un coup d’œil à son sac, sur le siège de droite. Tout y est rangé avec un souci évident d’efficacité. Il a passé des années à tenter d’inculquer ce sens de l’ordre et de l’organisation qu’il pousse à l’obsession : jouer à ne pas faire d’erreur. « Quand tu es à deux mille pieds, lui avait dit l’instructeur, alors qu’il était élève, aux commandes d’un petit Cessna 150, tu ne t’arrêtes pas pour demander ta route … » Il avait alors dix-sept ans. Il y a tellement longtemps... Il n’a pas oublié.

[Principe N°1 : Balisage du terrain. La plupart des erreurs viennent de là. On vise le point d’arrivée sans étudier le parcours. Analyser les données, choisir les bons outils, problème de maths ou saut dans le vide…]

« BMW Série 5. F10 ! Flambant neuve : dans les soixante-dix mille euros. Rien que ça… ». Simon passe une main dans ses cheveux. Pas mal : cheveux bouclés, légèrement grisonnants, raisonnablement courts, bien en place. Il remonte les lunettes de soleil sur son crâne, prend une grande bouffée d’air. Une excitation de pêcheur devant la ligne qui se tend.

« Ça, c’est le genre Marlin de trois cents kilos, mon vieux… pense Simon. Chaque année, en France, plus de trois mille cinq cents morts, à cause de types de ce genre. Des cinglés, des tueurs en puissance. Et celui-là, il m’a l’air d’un spécimen de choix. »


Le feu passe au vert. Tranquillement, avec son flegme habituel, Simon saisit le gyrophare, appuie sur « ON », le colle sur le toit de la voiture. Les beaux éclairs bleus commencent leur ronde silencieuse. Brassard « POLICE ». Il saisit le « bloc Cam » dans le sac et le pose sur le tableau de bord. Il embraye, passe le carrefour et s’engage à faible allure dans la rue, en face, où a disparu le gaillard à la grosse cylindrée. Cette rue mène à trois petits parkings devant ces grands entrepôts, presque à l’abandon, très laids, qui servent de magasins de discount où s’entasse une camelote plutôt bas de gamme. Aucune caméra. Pas très fréquenté, sauf le samedi.

D’un coup d’œil il repère le coupé noir, garé en épi devant la Halle aux chaussures. Vérification rapide : la carte est bien à sa place dans la pochette de la chemise bleue, impeccablement repassée. Simple acquis de conscience. Le talkie-walkie, poche de droite du pantalon « ranger cargo, moulant… »

C’est toujours le même plaisir à ce moment. Un picotement d’adrénaline qui traverse tout le corps. Re-grande inspiration pour ralentir le cœur qui a légèrement augmenté son rythme. Comme avant un saut en base jump, depuis la falaise.


Il vient se garer juste devant la voiture du rougeaud, de manière à la bloquer. Le type est toujours dans la voiture en train de bricoler des papiers. Un peu de mal à extraire sa grande carcasse de la vieille Clio, mais c’est d’un pas décidé, contrôlé, que Simon arrive à hauteur de la vitre ouverte de la BM.

[Principe N°2: pas de temps mort. Enchaîner.]


– Monsieur, bonjour. (Un petit salut militaire). Brigade de lutte contre la délinquance routière. Vous savez pourquoi je suis là ? d’une voix posée, autoritaire, en exhibant la carte sous le nez du gars (Une belle carte : République Française. Ministère de l’Intérieur. POLICE. En gros et rouge) qu’il remet aussitôt à la place du cœur, dans la pochette de la chemise bleue.


Il a saisi le talkie-walkie, allumé, qui grésille.

Simon parle lentement en détachant les mots :


– Centrale ? Brigade routière 24. Vous avez reçu les images ? Je confirme : BMW 456 CRU 75.

Contrevenant interpellé, devant la Halle aux chaussures. Restez en contact.


Puis en s’adressant au gars :


– Vous me présentez les papiers du véhicule, s’il vous plaît.


Friture. Une voix dans le haut-parleur du talkie :


– Bien reçu. La brigade mobile est à moins d’un kilomètre de vous, lieutenant, en cas de besoin. Nous restons en ligne.

– BLDR. Reçu 5 sur 5. Merci.


Le cerveau du gros a du mal à rassembler tous les éléments mais il y parvient. Il a vu le gyrophare, compris le problème. Le flic a filmé. Les vaches ! Délinquance routière… Quelques gouttes de sueur perlent à son front. Merde.


– Laissez vos mains visibles.


Le gars fouille dans une pochette, essaie de rester calme – ce n’est pas son genre – sous l’œil vigilant de Simon, qui range aussitôt son talkie dans la poche droite du ranger. Le costaud, ferré, n’a pas prononcé un mot… Attendre. Voir venir. Un principe à lui, sans doute.


Simon a jaugé la situation. Il saisit les papiers que tend le chauffeur. Il fait quelques pas, tranquillement, jusqu’à la Clio, éteint le gyrophare et le remet sur le siège avant. Pas la peine d’ameuter la population. La Cité n’est pas loin, et les gosses sont capables de défendre même un type comme celui-là. Le voici de nouveau toisant le conducteur, un peu agité, dans son siège baquet en cuir pleine peau.


– Monsieur, vous venez de franchir une ligne continue, d’emprunter une voie à contresens, de traverser un carrefour au feu rouge à grande allure. Trois infractions graves, passibles d’amendes et de perte de points sur le permis. Vous le savez.


[Troisième principe : assurer le coup.]


– Mes caméras embarquées ont enregistré les infractions et transmis directement les images au Central.

Vos infractions sont passibles chacune d’une amende de trois cent cinquante euros en cas de paiement immédiat. Au tribunal, ça serait sept cent cinquante euros l’une, avec retrait pour chacune de quatre points du permis. Vous reconnaissez les infractions ?

– J’ai cru que le feu était bloqué et je suis vraiment… il y a personne à ce carrefour…


Toujours le même discours. Abréger. Simon enchaîne :


– Vous reconnaissez les fautes, vous payez l’amende immédiatement ou vous contestez et j’appelle la brigade mobile et, dans ce cas, le véhicule est immobilisé.


Le gars saisit la nuance. Brigade mobile, véhicule immobilisé. Rester calme.

Simon, après avoir rapidement feuilleté les documents, a sorti son Iphone, poche gauche du ranger, il scrute le permis du type. Quelques pressions rapides sur l’écran tactile. Il hausse les sourcils. Puis, droit dans les yeux :


– Apparemment vous avez des problèmes avec votre permis… français…

– En fait, je dois faire un stage et là, en ce moment… il me restait des points, mais je savais pas…

– En fait vous n’avez pas de permis valide… Si je vérifie vous risquez quatre mille cinq cents euros d’amende et trois ans sans pouvoir conduire…


[Principe suivant : laisser le type dans son véhicule. Il pensera ainsi avoir une chance de repartir avec. Réfléchir vite. Pas de temps mort. Sortir les cartes du jeu, une à une.]


– Vous avez consommé de l’alcool ou fait usage de stupéfiants ?

– Non, non, j’ai bu une bière… S’il vous plaît, j’ai besoin de mon permis pour travailler et ma femme…

– Écoutez, je veux bien vous croire, mais j’ai quelques doutes, et ça aggraverait votre cas. Mes collègues de la brigade mobile ne vous feraient pas de cadeau. Des centaines de conducteurs, chaque année, qui ont votre comportement, tuent sur la route et mettent leur propre vie en danger, vous comprenez ça ?... permis délivré au Luxembourg ?


Simon fixe le chauffard, l’air soupçonneux.


– J’ai une résidence là-bas… un petit appartement… avec mon beau-frère…


Le gars sue maintenant à grosses gouttes. Ce qu’il se dit confusément, c’est que, vu la situation, il va falloir jouer serré. Avec ses cheveux grisonnants, son assurance, le poulet ne doit pas être tombé de la dernière pluie. Ne pas se fâcher. Tenter de s’en tirer au mieux. Ces types sont des sales cons, susceptibles. Faire le gars qui est un peu dépassé par son boulot… stressé… ne pas se faire immobiliser la bagnole, surtout.


– Écoutez, chef, d’habitude je suis quelqu’un de prudent sur la route. Je roule beaucoup pour mon métier.

Là, j’ai vraiment des problèmes. J’ai fait une connerie, je reconnais. Je ne peux pas travailler sans ma voiture… J’étais en retard, un rendez-vous important…Ce putain de feu rouge, il dure une heure, je croyais qu’il était bloqué… Je paye. C’est possible de payer maintenant ?

– C’est ce qui serait le plus intelligent, d’autant que l’accumulation des infractions pourrait vous mener droit en garde à vue. Vous voyez ce que je veux dire ? (Un silence. Laissez mijoter) Écoutez, je n’ai pas l’habitude de faire des fleurs à des gens comme vous, qui sont des dangers publics. Si vous saviez ce que j’ai vu sur la route en toutes ces années de service ! Je prends ma retraite très bientôt, c’est pour vous dire ! Des gens déchiquetés dans leur véhicule, des passants fauchés, des jeunes qui vont passer le reste de leur existence dans un fauteuil roulant, à cause, comme vous dites, d’une simple connerie…

Je vous mets les trois amendes, je ne peux pas faire autrement vu la gravité. Je ne fais pas l’alcootest, mais vous laissez le véhicule ici pendant une heure, le temps de réfléchir et de dégriser, parce que, ne vous faites pas d’illusions, je sais très bien que vous avez bu plus d’une bière…


BM jette un œil à sa montre de luxe. Énorme, brillante comme un soleil couchant.

Simon a sorti de la poche arrière du pantalon « ranger, moulant » le carnet de contraventions et le stylo.


– Vous avez assez sur vous ? Sinon vous avez un distrib…

– J’ai assez.


Il a sorti une liasse de billets. (Il ne doit pas payer beaucoup d’impôts, le camarade !… trafics en tous genres…) Il semble respirer de nouveau un peu mieux, quand il voit le flic lui tendre ses papiers.


– Trois infractions de classe 4, à trois cent cinquante euros. Mille cinquante. Vous vous en tirez bien. Au tribunal ce serait sept cent cinquante euros chacune. Sans compter le permis. Mais si vous récidivez, vous savez ce que vous risquez ? Vous avez l’âge de réfléchir un peu à votre comportement et vous ne manquez pas d’intelligence. Vous êtes chef d’entreprise, grossiste en chaussures, apparemment ? Vous avez des responsabilités… Vous avez des enfants ?

– Deux. Son visage s’éclaire. Une petite fille de huit ans et un garçon de dix.


Simon a touché juste. L’autre pense en avoir fait autant. C’est souvent le point faible. Simon sent l’appréhension s’estomper chez le contrevenant. Une sorte de soulagement…Toujours comme ça.


– Pensez qu’ils traversent aussi la rue… si un jour on vient vous annoncer qu’un chauffard les a écrasés…

– Sûr, dit le gars, qui doit se voir déjà cassant la gueule à cet abruti de chauffard…


Il est content d’en finir vite ; il compte ses billets, les tend à Simon, prend le reçu, qu’il glisse dans la boîte à gants. Dans son enthousiasme, il a mis quelques billets de cinquante en plus… Ce qu’il se dit, à ce moment précis, c’est qu’il s’en tire bien. Le fric, il n’en a rien à foutre, et dans quelques minutes, il va gagner quatre fois plus en fourguant cinq palettes de chaussures dégriffées au gérant de la Halle.

Il se demande aussi si ce flic, qui a l’air malin comme un singe, a repéré le faux permis. Pas exclus… d’un autre côté, ces mecs-là doivent faire du chiffre, alors peut-être qu’il s’en fout…

Mais Simon jette avec colère les billets en trop sur les genoux du gars.

[Pas de tentation.]


– Nom de Dieu ! N’ajoutez pas la tentative de corruption ou je reprends tout à zéro, gueule Simon, en glissant le reste des billets dans le carnet de PV.


L’autre se tasse un peu sur son siège.


– Monsieur, je vous salue. Tenez bien compte de ce que je vous ai dit. Faites le nécessaire pour vous mettre en règle. Une heure… répète-t-il, l’index pointé.


Il fait un rapide salut, se dirige vers la Clio, s’y installe tranquillement, détache le brassard, remet la caméra et le gyrophare dans le sac et démarre lentement. Dans ce genre de parking, il peut toujours y avoir un gosse qui traverse.


Quand il pense au balèze, dans son coupé de luxe, il se demande si ça lui servira de leçon. Il est sceptique. Ce genre d’individu ne change pas. N’empêche qu’il aurait bien aimé, Simon, tester ce qu’il a dans le ventre, son bolide… sur une piste, bien sûr.

Tranquillement, en respectant les limitations de vitesse, en mettant bien le clignotant, Simon parcourt les cinq kilomètres qui le séparent d’un petit parking peu fréquenté. Il recale le magnéto. « Bien reçu. La brigade mobile est à moins d’un kilomètre de vous… ». Marrant ! Reset. À sa place. Il retire la perruque et la glisse dans le sac. Le carnet, la carte : idem. « Tout ça est aussi faux que ton permis, lance-t-il… mais de bien meilleure qualité. »

Il s’extirpe de la voiture, avec le sac, jette un regard attentif aux alentours, détache les plaques aimantées, les y glisse et met le tout dans le coffre. « Le code de la route est l’une des plus belles inventions humaines. Tout y est prévu et codé. Des millions de véhicules, en le respectant, pourraient s’entrecroiser sur les routes sans aucun accident. Suffirait de pas faire d’erreurs. »

Fin de service.

Un coup d’œil à sa gueule dans le rétro central. Tout va bien.

« Un flic avec une tignasse de vieux surfeur... pas top pour ce boulot ! Un peu vieux aussi, se dit-il. Mais avec mes exercices quotidiens je fais bien dix ans de moins, non ? Un peu forcé sur les tarifs, mais celui-là avait de quoi… et c’est le dernier. »

Prudence. Ça ne pourrait pas durer éternellement. Quatre ans sans problème, à verbaliser les crétins, c’est déjà un petit miracle. On finit un jour par commettre une faute. »


Simon n’aime pas faire d’erreurs. « Trente-quatre mille euros, ça en fait des PV ! Après une carrière bien remplie de prof de maths-sport… »

Bien sûr, une retraite devant la télé n’est pas envisageable. Mais trois années de tôle, à soixante-quatre ans, ça n’est pas non plus enthousiasmant… L’école sera construite, à Bekily. Il ira dans quelques semaines pour lancer le projet. Et pour la première fois, il sourit : « Auto-entrepreneur en tolérance zéro, c’était sympa, mais il faut désormais songer à une nouvelle reconversion… Pourquoi pas un commerce de chaussures en gros ? Ça a l’air de bien payer… ».

Il se remémore cette phrase d’Audiard, d’une profondeur insoupçonnée : « Vous savez la différence entre un con et un voleur ? Un voleur, de temps en temps, ça se repose. »


Un flic, un vrai, ça se repose aussi, de temps en temps, mais faut pas croire…


C’est une petite quinzaine après, que Simon, qui arrose ses fleurs sur sa péniche, amarrée dans la verdure des bords de Seine, baignée d’un royal soleil de fin d’été, voit arriver trois quidams, dont deux en uniforme de la gendarmerie, impeccablement repassés. Entre eux, le troisième est un costaud, aux cheveux blond-roux, avec un coup de taureau et des épaules de rugbyman… à la ceinture des poulets, les menottes brillent au soleil : « Sale temps pour les mouches… »


– Bonjour. Monsieur Simon Midol ? demande l’un d’eux, depuis le quai, nous voudrions vous parler.

– Bonjour, fait Simon. J’arrive !


Se contrôler, respirer, sourire.

Le temps de poser l’arrosoir, son esprit fait le tour de la question. La Clio est désormais un cube de 60 cm de côté. Le matériel est brûlé. Pas d’empreinte sur les PV grâce aux petits autocollants sur les doigts... Simon prend sa canne, et avec précaution, une ou deux grimaces, il descend sur le quai. « Excusez-moi. Ce n’est pas très facile avec ma prothèse. » Il jette un œil sur le gros, dont la face est illuminée d’un sourire radieux.


– Vous êtes bien, là, fait un des flics. C’est un joli coin tranquille.

– C’est sûr, dit Simon, mais l’hiver c’est un peu moins marrant, quand les eaux montent. Vous contrôlez les permis ?

– Non, fait l’un des gendarmes. Enquête de voisinage. On recherche un individu qui se prend pour un lieutenant de gendarmerie... Puis il se tourne vers le gros, avec un mouvement de menton interrogateur.


Simon a eu une mimique d’étonnement, mais pense à sa jolie péniche qu’il a mis tant de temps à aménager. À ses fleurs que personne ne va arroser. À son voyage qu’il ne pourra pas faire… Aux trois années qu’il va passer derrière les barreaux. À sa gueule dans les journaux, avec un titre à la Une... Le gros le tient dans le creux de sa pogne, et il va la refermer, seulement avec quelques mots, l’envoyer à la Centrale de Poissy, si sombre avec ses grands murs.

Celui-ci regarde Simon de la tête aux pieds. Il le dévisage. Il fait oui de la tête, en regardant les autres.


– Celui-là, je suis sûr, fait-il. Puis il laisse un long silence. L’autre avait les cheveux courts, à peine gris, il était bien plus petit et il avait ses deux jambes. Et en plus il était beaucoup plus jeune. Certain. C’est pas lui.

– C’est pas lui quoi ? demande Simon. Il n’aura pas de réponse.


Les deux gendarmes n’ont même pas l’air déçu. Ils échangent quelques mots avec lui. « Bonne journée, monsieur Midol ». Et tandis qu’il remonte sur sa péniche, Simon les aperçoit. Les poulets serrent la main au gros qui s’en va à droite, les autres à gauche.

Simon s’arrête un moment pour respirer. Il est submergé par les questions : comment BM ne l’a-t-il pas reconnu ? Et s’il l’a reconnu, pourquoi n’a-t-il rien dit ? Comment sont-ils remontés jusqu’à lui ? Une erreur sans doute, mais laquelle ? Face au risque, il faut beaucoup de modestie. L’alpiniste avec la montagne, le marin avec la mer… la frime et l’insouciance mènent souvent à la catastrophe. Mais là, quelque chose lui échappe… Le gros n’a peut-être rien dit pour garder pour lui sa vengeance, le faire chanter… bizarre.


– Et en plus de la perruque, t’avais une putain de prothèse ?!!


Simon se retourne, l’arrosoir à la main. Il est là, planté, massif, les poings sur les hanches, avec un sourire radieux comme un soleil.


– T’es un putain de mec, toi, quand-même ! Je peux monter ?


Le gros exulte, comme s’il avait enfin rencontré l’un des héros des histoires qu’il adore : Ronald Biggs, Jack Sparrow ou Arsène Lupin lui-même ! Il a déjà attaqué la passerelle.


– Montez, fait Simon, méfiant. Mais l’atmosphère se détend très vite, tant le visiteur exhale la bonne humeur et tant son rire est communicatif.

– Alors toi ! et le gars se marre comme un bossu, se tape sur les cuisses. T’en as épinglé combien des couillons comme moi ?

– Pas mal, dit Simon, déconfit. Mais comment sont-ils remontés jusqu’à moi ?

– Ils avaient toute une liste, ils ont trouvé le reçu dans ma boîte à gants, à un contrôle… ils cherchent un peu au hasard… deux départements, c’est grand. Combien ? Combien ?

– Six, sept cents…

– Tu vas me raconter ! Il se tape sur les cuisses. Génial !


Et petit à petit, Simon se met à raconter : les années de prof, Madagascar, les grandes vagues, l’accident… et le gros pose des questions, se met aussi à parler de lui. Et plus Simon explique, plus Alexandre s’esclaffe. Et Simon, qui trouve que ce nom lui va bien, finit par se marrer aussi. Et les promeneurs, sur le quai, aperçoivent deux zigotos, sur une péniche fleurie, qui racontent, rigolent, racontent, rigolent… avec de grands gestes, et ils sourient…


– Et même si c’était pas pour une école, jamais je ne t’aurais demandé de me rendre mon fric. Je trouve que tu l’as bien gagné. La classe mec ! Tu m’as sacrément couillonné… mais je t’ai bien fait flipper tout à l’heure ! Je te ferai un petit chèque pour les gosses. Dis-donc, c’est l’heure de l’apéritif, t’aurais bien un petit quelque chose de caché… qui nous ferait entendre les cigales, pour fêter notre seconde rencontre ?

– Troisième ! rectifie Simon. Pastis ? Champ' ? La seconde, je ne l’oublierai pas ! Installons-nous dans les chaises longues, un peu de détente nous fera du bien.

– Double détente ! dit Alexandre, qui aime trop les polars et les thrillers ; fais péter les bulles ! et il se marre comme un bossu. Tu sais, je t’ai pas dit, je vais faire un stage pour récupérer mon permis… t’avais vu qu’il était faux…? et j’ai pas de gosses !

– Tu sais, les faux, les mensonges, fait Simon, je connais un peu…


 
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   Anonyme   
28/9/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↓
"Il a passé des années à tenter d’inculquer ce sens de l’ordre et de l’organisation" : là, je me suis dit "tiens, c'est un justicier". Je croyais que Simon assassinait les cotrevenants.
Ben non, c'est plus subtil que ça : il récolte du fric et est bien généreux : un personnage fort sympathique !

Quand il est abordé par les flics, reconnu par sa victime qui fait semblant de rien, je me suis dit "tiens, il va se faire assassiner en fait".
Ben non, finalement l'affreux chauffard est bien sympathique aussi... et si peu rancunier qu'il va refiler un peu plus d'argent pour Madagascar. Bisou tout le monde, on s'aime.

Alors, c'est vrai que j'attends peut-être exagérément de la noirceur (après tout, c'est une nouvelle policière)... Cette histoire donne beaucoup trop dans le rose bonbon à mon goût ! Même le fou du volant est finalement un brave type (ce qui va à l'encontre du politiquement correct, tant mieux d'ailleurs), tout se termine dans l'harmonie parfaite. C'est votre choix, mais je trouve que cela fait perdre pas mal de relief au récit.

Sinon, l'écriture m'a paru agréable ; la scène entre Simon en faux policier et Alexandre peut-être un poil longue, mais sans doute faut-il cela pour amener un contrevenant à résipiscence.
En revanche, quelque chose qui n'est pas expliqué : Alexandre avait tout intérêt, non, à rester discret sur cette rencontre ? Comment a-t-il su, déjà, qu'il s'était fait estamper, et pourquoi a-t-il pris contact avec la police ? Il n'a pas d'ennuis avec les vrais flics pour son faux permis ? Pour moi, il y a quelque chose de peu vraisemblable ici.

   Asrya   
9/10/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↓
L'histoire est intéressante ; l'idée impeccablement amenée : plutôt plaisant.
L'identité de Simon est soigneusement dissimulée, la mise en scène parfaite ; on y croirait.
J'ai tiqué au début, alors que Simon hésite à poursuivre le chauffard. Je me suis dit... étrange ; pas très réactif pour un policier. D'autant plus qu'il attend que le feu passe au vert avant de continuer ; étrange. A quoi bon avoir un gyrophare ?
Au-delà de ce détail, la crédibilité de l'histoire est infaillible (à mon sens).
J'ai été berné par cette supercherie.

Malgré tout, je n'ai pas pu pleinement profiter de votre création ; pour cause, votre style d'écriture ne m'a vraiment pas plu. Ce n'est qu'une question de goût pour le coup. Une alchimie qui n'a pas eu lieu. Pourtant les phrases sont plutôt courtes, comme j'ai tendance à apprécier. Le rythme est présent. Je ne saurais pas l'expliquer. Peut-être la tournure des phrases.

Bref, un style, une "patte" à laquelle je n'ai pas adhéré, bien que l'histoire, l'idée en soi m'a séduit.

Merci pour ce partage,
J'espère avoir l'opportunité de vous lire à nouveau.

   Robot   
23/10/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Si on exclu quelques irréalités, mais je considère que nous sommes dans un conte, c'est avec plaisir que j'ai lu cette nouvelle pleine de bons sentiments issus de mauvaises actions d'une sorte de Robin des mois de la circulation, un peu Arsène Lupin.
Surtout, j'ai trouvé l'écriture captivante.
Et la fin est jubilatoire.

   caillouq   
5/12/2014
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Quelques trucs qui me chiffonnent dans ce texte enlevé. Trop de changements de focalisation en aller-retour qui font perdre de la cohérence au texte et n'apportent pas grand-chose. Par exemple : "Toujours à tenter l'impossible, Simon etc" A-t-on besoin d'un narrateur supplémentaire à ce moment-là ? Ca m'a fait décrocher un moment.
L'analyse au cours de l'action (les passages entre crochets) sont intéressants et dynamisent le récit, mais l'effet est un peu gâché par le titre trop explicite.
Et la fin rose bonbon ne me convainc pas. Le côté chauffard bon vivant, bof...
Mais j'ai été porté par le rythme alerte. Ca se lit très bien.
Question, comment a-t-il fait, Simon, pour que ses "collègues" répondent dans son talkie-walkie ? S'il a des "collègues", ce serait pas mal de refaire coller ça avec son côté "chevalier solitaire"...

   aldenor   
11/12/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
L’idée est amusante et le récit bien mené. La manière de procéder de ce Robin des bois, systématique, bien rodée, la mise en scène, l’approche psychologique, tout cela est très convaincant.
A retenir : « S’asseoir sur un banc tout neuf, un grand tableau lisse où le savoir, petit à petit, comme de grandes goulées d’eau fraîche, reconstruit le fascinant puzzle de la connaissance et de la vie et rend l’espoir…»
Le titre va bien avec le renversement final et le jeu de mots sur « détente ».
Mais je n’ai pas trop aimé cette deuxième partie ; l’écriture me semble déraper un peu, et puis ce n’est pas satisfaisant comme dénouement, ce personnage secondaire qui envahit la place.
J’ai le sentiment qu’il faudrait d’une manière ou l’autre finir dans cette école à Madagascar, pour nouer l’ensemble.
Un passage que je n’ai pas compris :
« Il fait oui de la tête, en regardant les autres.
– Celui-là, je suis sûr, fait-il... » Et puis ce n’est pas lui ?

   mouthpiece   
26/6/2015
 a aimé ce texte 
Un peu
L'histoire est certes bien racontée, mais peu crédible. L'ancien prof qui se fait escroc, muni d'un gyrophare et d'une fausse carte de police... et surtout le beauf beau joueur... Bof!

   Anonyme   
10/9/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle. Je ne m'y attendais pas du tout. Et très bon rythme


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