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Fantastique/Merveilleux
Filipo : Dans la peau d'un autre - 18
 Publié le 07/12/09  -  4 commentaires  -  32437 caractères  -  31 lectures    Autres textes du même auteur

Épisode final des aventures de Francis Pichon, Églantine Palonnier, Lucien Gatimel et Félix Berthier, où tout ce que vous avez toujours voulu savoir vous sera révélé... (pour lire l'épisode précédent, c'est ici.)


Dans la peau d'un autre - 18


Résumé partiel des épisodes précédents :


Félix Berthier apprend que sa machine à transformer les gens, le videur, fonctionne… mais pas tout à fait comme prévu ! C’est à ce moment que l’on sonne chez lui. Sur le palier, il découvre un livre, à la couverture tachée de sang et dont les pages sont entièrement vierges. Une voix se fait soudain entendre dans son appartement. Il s’agit de « la conscience » de son double, expulsé de son propre univers lors d’une expérience malheureuse. L’esprit éthéré profite de la crédulité de Berthier pour pénétrer dans son crâne, en s’infiltrant par son orbite… L’autre Berthier prend les commandes de son corps, avec l’aide d’une conscience rapportée, Moustique. Pichon, qui vient enfin d’entamer une liaison charnelle avec Églantine, son grand amour, se trouve face à face avec le monstre. Celui-ci le paralyse avec une fléchette anesthésiante, avant de le renvoyer dans son univers d’origine. Le plan du double de Berthier est aussi simple que machiavélique : prendre la place de Pichon. Moustique est chargé de garder le contrôle du vrai Berthier, tandis que le faux Pichon cueille les fruits destinés à Francis…


La prise de contact entre Églantine et le faux Pichon ne se passe vraiment pas comme prévu. L’infirmière ne reconnaît plus du tout son compagnon, qui semble être devenu « une autre personne ». Outrée par la muflerie de celui qu’elle pensait doux et attentionné, elle décrète une pause dans leurs relations. Pendant ce temps, le véritable Francis Pichon, qui a perdu tout espoir de retrouver un jour celle qu’il aime, décide de se supprimer et avale toute une boîte de somnifères. Il meurt noyé dans son bain.


Dans son monde parallèle, Églantine cherche à comprendre, se demandant s’il n’existe pas un rapport entre la mutation soudaine de la personnalité du comptable et ses mésaventures lors de son précédent changement d’univers. Elle finit par retrouver Gatimel, qui la met sur la piste de Félix Berthier. Le gnome était le voisin du dessous de Lucien Gatimel, au moment où celui-ci s’est retrouvé propulsé dans ce cauchemar. Il ne peut s’agir d’une coïncidence, Berthier sait quelque chose…


oooOOOooo


Pélagie Foirenssac n’avait pas pour habitude d’importuner ses voisins, en particulier le gnome occupant l’appartement sur le même palier qu’elle. Ce n’était pas que monsieur Berthier fût quelqu’un de peu honorable ou de bruyant (deux défauts étroitement associés dans l’échelle de valeurs de l’octogénaire) - oh, il émanait bien parfois quelques sifflements tout à fait bizarres du logis de ce bon Félix, mais rien qui n’égalât les dissonances stridentes de la musique de dingue des Keller, le couple de quadragénaires ayant récemment emménagé au-dessus de chez elle - du « roque », lui avait expliqué son petit-fils. Non, ce n’était pas ça. En réalité, bien que Pélagie ne l’eût jamais admis en public, le physique du nain lui inspirait une répulsion épidermique, teintée d’une bonne dose de frousse.


Aussi avait-il fallu à Églantine toutes ses capacités de persuasion pour convaincre l’honnête grand-mère de lui rendre ce service.


- Expliquez-moi encore une fois pourquoi je devrais déranger ce pauvre monsieur Berthier ? s’enquit l’aïeule, son doigt boudiné à quelques millimètres de la sonnette de son voisin.


Lucien Gatimel leva les yeux au ciel. Foin de toutes ces précautions ! Son plan était simple. Défoncer la lourde, distribuer quelques bonnes torgnoles à cet empaffé pour lui faire avouer ses crimes - peut-être même l’éreinter un peu, il hésitait - et connaître enfin le fin mot de toute cette histoire. Mais Églantine avait marqué un point, quand elle lui avait demandé par quel moyen mystérieux un nabot comme Berthier avait pu le terrasser, lui, si fier et si fort. Pour investir la tanière du loup sans déclencher de chausse-trappes, autant utiliser une émissaire insoupçonnable - Pélagie, en l’occurrence…


- Madame Foirenssac, je vous l’ai déjà dit ! Ça fait deux mois que ce bon Félix m’a emprunté mon sèche-cheveux, et qu’il ne me le rend pas. Alors depuis, nous sommes un peu en froid. Mais à vous, il ouvrira, j’en suis sûre.

- Et il vous faut absolument cet ustensile aujourd’hui ?

- Il se trouve que mon… oncle, ici présent - elle désigna Gatimel, toujours sanglé dans son peignoir impeccable – en a un besoin urgent. Le pauvre est de constitution fragile !


Pélagie jeta un coup d’œil dubitatif au volumineux Lucien, fort comme un apprenti sumo, avant d’enfoncer brièvement le drelin, sous-titré par la grâce d’une étiquette rouge sang "Ni démarcheurs, ni autres fâcheux". Pas de réponse. Le doigt de Gatimel s’imposa alors avec toute la férocité d’une sainte colère sur le pauvre bitoniau de plastique, au grand dam de Pélagie, peu accoutumée à ces manières de roturier.


Il y eut un bruit de pas dans l’appartement de Berthier - l’insistance du poivrot portait enfin ses fruits. Une série de claquements de verrous et de chaînettes précéda l’ouverture de la porte palière. Le nabot, resté dans l’entrebâillement de l’entrée, ne voyait pour l’instant que son envahissante voisine.


- Ouais ? C’est pour quoi ? marmonna-t-il.

- C’est pour une explication, rugit Gatimel, repoussant la porte d’un coup d’épaule, avant que le gnome ne puisse la leur claquer au nez.


oooOOOooo


À la vue de l’infâme qu’ils avaient tenté d’occire, lui et « son boss », Moustique se mit à paniquer. Berthier le sentit. Il comptait sur l’affolement de son envahisseur pour pouvoir interférer avec lui. Restant à l’affût, il guettait le moment propice, la toute petite ouverture qui lui permettrait d’intervenir sur la suite des événements. L’avantage de Félix résidait tout entier dans sa capacité à prévoir quelques fractions de secondes à l’avance ce que l’autre comptait faire.


Moustique recula de trois pas, farfouillant avec fébrilité dans la poche intérieure de son veston. Il en tira une minisarbacane qu’il porta à ses lèvres, visant la tête du grizzli enragé qui s’encadrait dans l’entrée. L’occasion qu’attendait Berthier. Rassemblant toute sa volonté, il réussit à bouger légèrement la main de Moustique, déviant le tube propulseur d’un degré sur la gauche juste avant que son hôte indésirable ne vide ses poumons en un « woufff » menaçant.


La fléchette paralysante fusa vers Gatimel avec un bourdonnement de guêpe. Frôlant sa cible initiale, elle se ficha avec un « schtoump » de mauvais augure dans la joue de la pauvre Pélagie. L’octogénaire s’était dévissé le cou pour assister au curieux retrait du gnome. Elle n’eut pas le temps de regretter sa curiosité mal placée. Raide comme une bûche, elle bascula lentement en arrière. Églantine se précipita pour amortir, comme elle pouvait, la chute de l’aïeule.


Avec un hurlement de kamikaze, Lucien Gatimel propulsa sa masse éléphantesque en direction du nain. Répondant par un cri de souris, Moustique tenta de s’enfuir aussi vite qu’il le pouvait. Le vagabond fut sur lui en trois enjambées furieuses, l’attrapant par le cou et le soulevant sans effort. L’avorton, dont les courtes pattes continuaient de battre dans le vide, lui mordit vicieusement le pouce, arrachant à l’éthylique un cri de douleur et un lambeau de chair. Gatimel le projeta contre le mur, avant de serrer sa phalange ensanglantée dans son autre main. Parcouru de spasmes, le gnome se ratatina au sol avant de s’immobiliser.


Il se produisit alors une chose prodigieuse. Une petite luciole jaune sortit de l’œil de Félix Berthier et s’engouffra dans l’escalier en colimaçon, filant vers l’étage supérieur.


- Qu’est-ce que c’est que ce truc ? gronda Gatimel.


Un souvenir émergeait lentement dans sa mémoire. Il avait déjà vu un ver luisant de ce genre. D’une méchante couleur rouge…


oooOOOooo


Installé sur le canapé, le faux Pichon regardait le 1 362e épisode des « Feux de l’amour ». Sur l’écran, un acteur latin bien viril rabrouait durement sa maîtresse avant que celle-ci, peu rancunière, se blottisse contre lui. Berthier bis prenait mentalement note de la mâle assurance dont avait fait preuve le comédien, tentant de s’inspirer de ce monument télévisuel pour reconquérir Églantine. Soudain, une luminescence jaune pisseuse zigzagua devant le récepteur télé.


- Moustique ? Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu fous là ?

- …

- Comment ça ? Je t’ai jamais autorisé à quitter ton poste !

- …

- Quoi, mon double ?

- …

- Berthier, assommé par cet ivrogne ! Mais comment a-t-il retrouvé notre trace ?

- …


Francis pâlit violemment. Moustique était en train de l’informer de la présence d’Églantine aux côtés de Gatimel, lors de l’expédition punitive dont son double avait fait les frais ! L’ex-gnome réfléchissait à toute vitesse - du moins, aussi vite que le cerveau faiblard de ce comique à cheveux crêpés le lui permettait. Si Églantine apprenait que son cher Francis n’était plus qu’une enveloppe vide abritant un imposteur, c’en était fini de ses plans - et l’on pouvait compter sur ce pleutre de Berthier pour cracher le morceau dès qu’il allait se réveiller. Peut-être était-il déjà trop tard. Quel imbécile de ne pas avoir liquidé son autre lui-même…


Il ne lui restait qu’une seule option : faire le ménage. Définitivement.


Il se rendit dans la chambre, récupéra un Beretta 9mm semi-automatique planqué sous le matelas et le glissa sous sa ceinture. Cela faisait quelque temps qu’il élaborait un plan de secours de ce genre, sans se résoudre à le mettre à exécution. Et, finalement, c’était le sort qui avait décidé à sa place.


Une à une, il descendit les marches le menant à son ancien appartement, ce labo de reclus où il avait conçu le videur dans une autre vie, une demi-vie de monstre de foire, d’anormal aux facultés mentales hypertrophiées. Hormis Églantine, il allait devoir liquider tout le monde. Puis simuler un suicide à l’arme à feu, pour se débarrasser de l’enveloppe corporelle qu’il allait laisser derrière lui.


oooOOOooo


Berthier, recroquevillé sur lui-même, ne bougeait toujours pas. Églantine surveillait le gnome, s’inquiétant de la nouvelle protubérance ornant son front trop large. La belle infirmière entendit soudain le cliquetis d’une arme automatique, juste derrière elle. C’est à peine si elle sursauta. Elle se tourna lentement et fit face à Francis Pichon. Pichon, un horrible pistolet à la main, la contemplant avec un sourire non moins horrible. Cet homme arrogant n’était pas celui qu’elle avait aimé. Il n’y avait aucun doute là-dessus.


- Où est Gatimel ?

- Parti prévenir la police, après avoir mis Berthier hors d’état de nuire. Pour vous aussi, ce sera bientôt terminé.

- C’est ce qu’on verra. En attendant, c’est moi qui tiens le flingue…

- Qui êtes-vous réellement ? lança enfin Églantine.

- Un double de Félix Berthier, venu d’une dimension parallèle. Une version bien supérieure à cette vieille loque, je dois dire !

- Comment avez-vous fait pour investir le corps de Francis ?

- Dans mon univers, j’étais dingue de toi, petite idiote, amoureux au point de tout tenter pour te séduire, y compris modifier mon apparence… Je n’ai pas réussi, mais j’ai trouvé le moyen de passer de corps en corps. Devenir Francis m’a permis de t’avoir. - Et lui, qu’est-ce qui lui est arrivé, après ? demanda l’infirmière, d’une voix tremblante de colère.

- Je suppose qu’il a retrouvé son corps d’origine, redevenant ce qu’il n’avait jamais tout à fait cessé d’être : un comptable besogneux, sans ambition, dénué de tout charisme. J’occupe son rôle avec bien plus de panache, non ?


Églantine lui lança un regard chargé de mépris.


- Qu’est-ce que vous allez faire, à présent ?

- M’occuper de toi…

- Vous ne me toucherez plus jamais, à moins de me violer… Je suppose que vous êtes assez ignoble pour ne pas vous laisser arrêter par si peu.

- Ha ! Ha ! Pourquoi une telle brutalité ? Alors qu’il y a des procédés plus efficaces pour posséder ton corps, ma belle…

- Vous n’êtes qu’un infâme salaud.


L’usurpateur partit d’un rire dément. Puis il s’adressa à l’éclair zigzagant qui gravitait autour de lui :


- Moustique, tu réintègres la carcasse de ce bon vieux Félix. Dépêche-toi, on n’a plus beaucoup de temps.


La lueur jaunâtre fila vers la tête de Berthier, dont on ne voyait que la nuque épaisse. Il y eut une sorte de tintement. Le nain, toujours étendu sur le côté, tressauta avec violence, comme s’il luttait pour résister à l’invasion de l’affreuse luciole. Il porta les mains à sa tête, avant de se relever en se frottant les yeux. Puis il ramassa ses épaisses lunettes et les rechaussa. Ses gestes étaient mécaniques, saccadés comme ceux d’un automate.


- Ma chère, que diriez-vous d’un petit tour dans mon véhicule interdimensionnel ? Ne vous inquiétez pas, mes pensées vous accompagneront, ricana l’horreur dans le corps de Pichon.

- Et si je refuse ?

- Je serais vraiment au regret d’abîmer un si beau corps, fit-il, agitant le flingue. Surtout avant d’y résider moi-même…


Églantine blêmit. Elle n’avait pas envisagé que la folie de cet homme pût le mener aussi loin.


- Moustique ! Montre donc le chemin à notre invitée.

- Bien, Patron, fit le gnome en s’avançant vers elle.


oooOOOooo


Depuis le placard ajouré où il se tenait, Lucien Gatimel n’avait rien loupé de la scène. Églantine avait tenu à ce qu’il se dissimule, tandis qu’elle prenait tous les risques. Elle semblait convaincue que Pichon n’allait jamais pouvoir tirer sur elle. Malgré tout, Lucien était prêt à l’écrabouiller au moindre geste menaçant. Sur la foi de ce que Berthier avait pu leur dire avant l’arrivée de Pichon, la jeune femme et lui avaient mis au point une ébauche de stratégie. À présent, tout reposait sur les épaules déformées de Félix, ce gnome inquiétant auquel Gatimel n’accordait toujours aucune confiance.


Dès qu’il n’y eut plus personne dans la pièce, l’éthylique ouvrit la porte du placard et se glissa en silence dans le salon. Les mains tremblantes et moites, Lucien regrettait de ne pas pouvoir boire un « p’tit coup ». Même si ce n’était vraiment pas le moment, un godet lui aurait fait le plus grand bien…


Il vit Églantine s’asseoir sur une étrange plateforme circulaire. Pichon la tenait en respect avec le flingue, tandis que Berthier lui attachait les poignets et les chevilles. Pour finir, le gnome se hissa sur un tabouret. Il tentait de coiffer la jeune femme d’un casque de cuir, mais avait visiblement du mal à l’ajuster à sa chevelure blonde.


- Heu… Patron ? Vous pourriez me donner un coup de main ?

- Imbécile ! Je me demande parfois à quoi tu sers, vociféra Pichon, avant de poser le flingue et de s’avancer vers son acolyte.


Lucien n’eut aucune hésitation, c’était le moment d’intervenir. Se propulsant en avant avec un cri de guerre, il percuta durement le comptable et le projeta à terre. Écrasé par la masse de son assaillant, le faux Pichon ruait comme un diable pour se dégager. Gatimel avait toutes les peines du monde à maintenir au sol ce furieux.


- Moustique, à l’aide ! Fais quelque chose !


Abandonnant son attitude d’esclave lobotomisé, le myrmidon sortit à nouveau sa sarbacane. L’espace d’un instant, le clochard crut que le nain le visait. Mais non, c’est bien dans le cou de Pichon que se ficha le trait paralysant. Les yeux vitreux, une expression de surprise indignée sur le visage, le comptable cessa ses ruades. Son corps sembla soudain se liquéfier.


- Pas si mal joué, pour une vieille loque, non ? grasseya le nain.


Tirant de sa poche une paire de lunettes de natation, Félix Berthier se pencha sur la tête de Pichon, juste à temps pour piéger la phosphorescence écarlate qui tentait de fuir le corps inanimé.


- Bravo, monsieur Berthier ! fit Églantine, admirative.

- Appelez-moi Félix, je vous en prie.

- Comment diable avez-vous fait pour empêcher cette… cette chose de prendre le contrôle de votre cerveau ?

- L’intrusion de ces vermines dans mon œil m’a laissé un souvenir douloureux. C’est ce qui m’a fait penser à cette parade…


Le nain leur montra deux petites lentilles de verre, des monocles qu’il avait utilisés pour bloquer le passage de Moustique. Il s’éclipsa pour revenir aussitôt, tenant à la main une petite flasque translucide, surmontée d’un étonnant dispositif d’aspiration. À l’intérieur de la fiole s’agitait un fragment de soleil.


- C’est une invention de mon cru. Je l’appelle le gobe-mouche. En l’occurrence, c’est un moustique que nous avons là !


En guise de démonstration, Félix Berthier glissa l’embout du gobe-mouche sous la lunette gauche de Pichon. D’une simple pichenette, il extirpa son double malfaisant de la coquille de plastique. Deux lucioles bourdonnaient à présent dans la flasque, l’une rouge sang, l’autre jaune citron.


- Félix…

- Oui, Églantine ?

- S’il vous plaît, dites-moi que vous êtes en mesure de réparer les dégâts causés par ce monstre.

- Eh bien, je…

- L’unique chose que je vous demande, c’est de me ramener Francis.


oooOOOooo


Berthier doutait fortement de sa capacité à réaliser ce miracle. Il y avait une myriade d’univers parallèles, abritant des milliards de Francis Pichon. Chacun y vivait sa propre vie, plus ou moins similaire à celle des autres, selon les circonstances particulières de son propre monde. Comment expliquer à Églantine qu’ils avaient plus de chance de gagner trois fois de suite au Loto que de réintégrer « son » Francis dans le corps étendu devant eux ? Rien que pour comprendre le fonctionnement exact du videur, il lui faudrait des années. Alors, de là à en maîtriser aussi précisément le champ d’action !


L’organisme du comptable, animé par un ensemble de réflexes vitaux, était parfaitement viable. Le muscle cardiaque battait, les poumons apportaient de l’oxygène au sang, l’ensemble des organes fonctionnait. Toutefois, privé de sa conscience, il avait perdu tout tonus, ne réagissant pas plus qu’un mannequin articulé.


Gatimel se chargea de transporter la dépouille palpitante de Francis dans le videur. Après l’avoir habillé d’une combinaison de cuir, ils le sanglèrent sur le siège du videur. Berthier glissa le gobe-mouche dans une des poches de la combinaison. Cette tentative pour réanimer Pichon leur permettrait au moins de se débarrasser des deux indésirables piégées dans la flasque.


Le gnome s’apprêtait à lancer la machinerie du videur quand Lucien Gatimel l’interrompit avec un cri de surprise. Dans un coin de l’établi qui encombrait le salon, posé sur une pile de revues techniques, trônait son bouquin, « Les exilés ». Ou plutôt, le fantôme de son bouquin, celui qui avait fait le voyage avec lui, il y a cinq ans. Pour une raison mystérieuse, le livre apparaissait à tous comme un simple bloc de pages vides.


Le vagabond s’était cramponné à ce souvenir, le seul élément tangible qu’il conservait de son existence passée. Du moins, jusqu’à ce qu’un certain skinhead le lui dérobe, après lui avoir tranché la gorge et l’avoir laissé pour mort. Lucien souleva avec précaution l’ouvrage taché de sang - son propre sang, versé pour le défendre - et le serra contre sa poitrine. Il avait l’impression de tenir entre ses mains un peu de son ancienne vie…


Berthier se remémora l’étrange façon dont il était entré en possession de ce livre non moins étrange. Un skinhead l’avait apporté sur son paillasson, un certain Mike, le lieutenant de celui qui avait failli décapiter l’ivrogne. Cette scène évoquait des souvenirs éthérés, ceux de son double, partagés avec lui un bref instant, au moment où ce fou furieux avait envahi son esprit.


Une illumination frappa soudain le gnome.


- Mais bien sûr ! C’est ça, exactement ça !

- Quoi donc ? s’inquiéta Églantine, ne sachant trop quoi penser de l’exaltation soudaine du scientifique en culottes courtes.

- Le fil conducteur, pardi ! L’élément-clé qui nous mènera jusqu’au monde de Pichon !

- Quel élément-clé ?

- Ce livre, si on peut appeler comme ça ce pavé sanglant. Mon double, qui a tout fait pour le récupérer, le considérait comme une sorte de passage entre notre univers et le sien…

- Comment ça ?

- C’est aussi inespéré qu’inexplicable. Il s’agit de l’unique objet ayant jamais transité entre nos deux mondes ! Avec cette porte, il y a de bonnes chances de réincorporer votre compagnon, fit le gnome, en tendant la main vers l’inestimable prix Médicis 2003.

- Bas les pattes, espèce d’avorton, éructa le clochard. Personne ne touche à mon œuvre !

- Lucien ! Ne soyez pas injurieux avec les personnes de petite taille ! Elles peuvent parfois avoir un grand cœur.

- M’en fous. C’est mon trésor, mon bébé. J’estourbirai le premier qui essayera de me le prendre !

- Je ne veux pas vous forcer la main, Lucien, fit Églantine en soupirant. Mais songez à ce que cela représente pour moi…


Gatimel hésita longuement avant de tendre le livre à la jeune femme. Le regard ému, il suivit son « bébé » des yeux, tandis qu’on l’installait dans un berceau bien particulier : la combinaison de Francis, juste contre son cœur.


oooOOOooo


Après une ultime rotation, le videur s’immobilisa en émettant une stridence métallique de train arrivé à quai. Lucien et Églantine, qui voyaient fonctionner le véhicule interdimensionnel pour la première fois, ne savaient trop quoi penser de cette énorme centrifugeuse. La machine infernale venait de tourner durant près d’une minute à une vitesse suffisante pour liquéfier le cerveau du malheureux censé faire le voyage. Ils se précipitèrent vers le mannequin de cuir ficelé sur le siège, le libérant de ses liens.


- Il est trempé, fit Gatimel. Ses habits ruissellent…

- Il devait être sous l’eau, au moment où on l’a récupéré, observa avec détachement Berthier.


Dès qu’Églantine ôta le masque emprisonnant la tête tombante de Francis, elle sut que quelque chose n’allait pas. Son visage trop pâle, ses lèvres minces, réduites à deux traits bleus, ne laissaient aucun doute.


- Il ne respire plus ! Bon Dieu, faites quelque chose !


Le gnome courut chercher du matériel de réanimation, tandis que Lucien aidait l’infirmière à allonger Francis. Son cœur avait cessé de battre. Églantine entreprit immédiatement un massage cardiaque, ne s’interrompant que pour un furieux bouche-à-bouche. La respiration artificielle restait inefficace, les poumons du comptable étant remplis d’eau. Ils le tournèrent sur le côté pour tenter de dégager sa trachée et ses bronches. Le gnome revint enfin au salon, poussant un chariot sur lequel zonzonnait un défibrillateur portatif.


- Il lui faut une réanimation cardio-pulmonaire ! Écartez-vous, je vais le choquer !


Félix appliqua avec force les électrodes sur les côtes du malheureux. Sous l’impulsion, le corps inerte s’arqua violemment. La jeune femme posa une oreille inquiète sur la poitrine du comptable. Toujours aucun battement.


- Recommencez ! Plus fort, cette fois.


Nouveau choc. Nouvel échec.


- Je… je crois qu’il est mort, murmura Gatimel, les yeux humides, avant de se tourner pour dissimuler son désarroi.

- Peut-être dans son univers, concéda Berthier. Mais ici, son corps est bien en vie. Du moins l’était-il, il y a deux minutes. On ne va pas baisser les bras maintenant !


Se relevant d’un bond, le gnome prit une seringue sur le plateau inox du chariot. Sans hésiter, il frappa de toutes ses forces sur le buste de Pichon, enfonçant la longue aiguille dans le muscle cardiaque pour y injecter directement un liquide clair. De l’adrénaline. Toujours pas de réaction. L’infirmière commençait à désespérer.


« Non, ne pas faiblir ! Tant qu’il reste un espoir, il faut qu’on s’accroche ! », songea-t-elle, avec une hargne soudaine. Se penchant sur Pichon, elle lui cria à l’oreille :


- Écoute-moi, Francis ! Tu es toujours en vie, tu entends ? Ton esprit pense peut-être le contraire, mais ton corps sait que c’est la vérité. Tu dois te battre ! Respire !


Elle allait reprendre son bouche-à-bouche quand le comptable expulsa soudain une marée mousseuse, vomissant et crachant à la fois. Après quelques secondes supplémentaires en apnée, il prit enfin une première inspiration, qu’il exhala avec un râle. Bien que faible, son pouls était régulier. Églantine, le tenant contre elle, l’enlaçant, le berçant, le couvrant de baisers, pleurait et riait à la fois. Elle le sentait au plus profond d’elle-même, SON Francis lui avait été rendu…


Pichon ne reprit connaissance que deux heures plus tard. Quand il ouvrit enfin les yeux, il rencontra le regard anxieux d’Églantine. Il sourit, tenta de parler, mais ne put émettre qu’un borborygme rauque. Elle comprit néanmoins ce qu’il avait voulu dire.


- Moi aussi, je t’aime. Repose-toi et récupère.


La dernière chose dont il se souvenait, après avoir coulé corps et âme dans son bain, c’était d’un ange débordant d’amour le persuadant de rejoindre la surface. Un atome d’espoir dans l’immensité du vide qui l’avait aspiré. Aucune obscurité dans ces lieux, mais pas de « puits de lumière » non plus, encore moins de paradis. Tout comme l’univers, en expansion dans un contenant que l’on ne peut expliquer, son esprit avait erré dans un no man’s land inconcevable, qui n’était ni la vie, ni la mort.


Francis Pichon, premier homme à être jamais revenu de l’au-delà, était incapable de témoigner de ce qu’il y avait vu…


oooOOOooo


Pendant que Pichon reprenait des forces dans les bras d’Églantine, Lucien Gatimel avait traîné le corps inconscient de Pélagie Foirenssac jusque dans son vieil appartement. Avec la complicité de Berthier, il lui avait passé sa longue chemise de nuit, avant de l’allonger dans son lit. L’aïeule devrait dormir jusqu’au petit matin, ne gardant qu’un vague souvenir de ce rêve ridicule où son voisin nain lui décochait une fléchette avec une sarbacane, après s’être fait agresser par un ivrogne.


Quand ils retournèrent chez le gnome, Francis était pleinement conscient. Berthier avait débouché une bonne bouteille, les invitant à s’installer avec lui dans le salon. Pichon et Églantine se tenaient enlacés dans le canapé tandis que Gatimel et lui-même occupaient chacun un fauteuil. Le scientifique avait répondu à toutes leurs questions, les éclairant sur ce qu’il savait des agissements de son double à la personnalité maléfique.


Durant tout ce temps, Gatimel ne toucha pas à son verre. L’attitude du vagabond alerta bientôt Francis.


- Dédaigner la bibine, ça ne te ressemble pas, Lucien ! Qu’est-ce qui se passe ?

- J’ai le mal du pays. Et maintenant que mon livre a disparu pour de bon, j’ai peur de ne plus jamais quitter cet univers de cauchemar.


Avant même que Francis ne tente de réconforter le clochard, Berthier s’éclaircit la voix. Ses invités tournèrent la tête vers lui.


- Lucien, jamais je ne pourrai réparer le tort causé par mon autre moi-même, mais je vais essayer de vous aider de mon mieux. Avant que je ne détruise le videur, un dernier voyage s’impose, il me semble, pour vous rendre à votre ancienne existence.

- Mais comment faire, sans le livre ?

- Francis a bien retrouvé son chemin, quand il a été délesté de son corps, non ?

- Eh bien, essayons tout de suite, alors ! s’écria Gatimel, se levant brusquement.


Francis éprouvait un étrange sentiment de perte. Il se doutait que l’ex-écrivain aller tenter sa chance. Mais si tôt ?


Les uns après les autres, Lucien les embrassa avec effusion - même Berthier y eut droit. Puis, aidé par ses amis, il enfila tant bien que mal la combinaison de cuir et prit place dans le videur, de son plein gré cette fois. C’était l’occasion unique de prendre son destin en main, de tourner le dos à ses années d’errance, sa longue déchéance, son statut de précaire et d’inutile. Que risquait-il, après tout, à part atterrir dans un monde plus mal disposé encore à l’égard des ivrognes ?


La machine infernale se mit à tourner, lentement au début, puis de plus en plus vite. Le vagabond serrait les dents, se concentrant sur un unique souvenir, le sourire de Flora, son épouse. Elle lui manquait tant… Il se produisit un craquement silencieux, et Lucien glissa vers le bas, tombant comme une pierre dans une obscurité infinie. Il ne sentait plus du tout son corps. Était-il en train de mourir ? Sa conscience se délita peu à peu à son tour, jusqu’à totalement disparaître.


Quand le videur s’immobilisa, ils constatèrent avec stupéfaction que la combinaison était vide. Le corps de l’ivrogne s’était tout simplement volatilisé…


- Tu crois qu’il est arrivé à destination ? demanda Francis, décomposé.

- Nous ne le saurons jamais. Alors, autant supposer que c’est le cas, fit la jeune femme, fataliste.

- Je l’espère vraiment. Après toutes ces souffrances, Lucien mérite de retrouver sa famille.

- Et nous, au fait ? Il me semble que nous avons plein de choses à nous dire, non ? Et pas mal de câlins en retard…


Main dans la main, le comptable et l’infirmière prirent congé de leur hôte. Ils avaient une nouvelle vie à explorer, la leur, en tant que couple…


- Épilogue -


Il était tôt, l’aube commençait à peine à blanchir la nuit. Flora se leva, quittant en silence son grand lit froid. Ses trois enfants dormaient encore. Elle leur prépara un petit-déjeuner, les réveilla tendrement, partageant avec eux sa bonne humeur habituelle. Ses deux grands étaient au collège, la plus petite au primaire. Ce matin, avant qu’ils ne partent pour l’école, elle avait le temps de rire et de plaisanter avec eux. C’était sa demi-journée de repos.


Flora était devenue femme de ménage. Elle n’avait pas choisi, il avait bien fallu assumer la perte de revenu après l’accident de Lucien. Les deux premières années, les ventes du livre de son mari l’avaient aidée à tenir. Depuis, cette manne s’était tarie, alors que les soins, eux, coûtaient toujours aussi cher.


Vu l’état de leurs finances, il lui faudrait bien prendre une décision à ce sujet. Elle ne voulait pas y penser pour l’instant. Trop douloureux. Flora préférait entretenir l’espoir futile qu’il allait se réveiller avant l’échéance finale. Cela faisait déjà cinq ans qu’elle attendait. Cinq ans de coma végétatif. Et pourtant, elle continuait à y croire.


Dans le métro la conduisant vers son lieu de pèlerinage hebdomadaire, Flora déplia l’édition quotidienne du Parisien. Son regard fut attiré par la rubrique faits divers. Un court article traitait des circonstances d’un suicide étrange, celui d’un comptable, retrouvé noyé dans son bain avec un exemplaire taché de sang du livre « Les exilés » flottant à ses côtés.


Flora n’était pas superstitieuse. Néanmoins, cette coïncidence lui apparaissait comme un mauvais présage. Et encore, l’article ne parlait pas des étranges luminescences, rouges et jaunes, que l’un des sauveteurs avait vu briller dans les yeux grands ouverts du cadavre, au moment d’évacuer le corps. Ces deux lueurs s’étaient ensuite éteintes. Le journaliste, flairant le canular de mauvais goût, n’avait pas pris le risque de reproduire dans son entrefilet ces propos délirants.


La rame venait de stopper à la station Reuilly-Diderot. Flora referma précipitamment le journal, avant de remonter à la surface, en direction de l’hôpital Saint-Antoine. Arrivée au troisième étage, elle prit conscience de l’agitation inhabituelle régnant dans le service de réanimation. Fabienne, la secrétaire médicale chargée de l’accueil le jeudi matin, n’était pas à son poste. Flora se dirigea vers la chambre de Lucien, une boule d’angoisse au ventre.


Il y a cinq ans, alors qu’ils fêtaient son prix littéraire, elle avait trouvé son mari inanimé dans l’escalier. Dans le coma depuis, il ne manifestait plus aucune réaction. Au départ, les médecins étaient optimistes. Puis ils s’étaient peu à peu désintéressés de cet état neurovégétatif inexplicable, qui persistait sans aucune lésion cérébrale apparente.


Aujourd’hui, la petite chambre où reposait le corps de son mari était bondée de professeurs, en grande conversation avec des internes en blouse blanche. Ils étaient tellement nombreux à entourer le lit métallique de Lucien qu’elle n’arrivait même pas à l’apercevoir. Que se passait-il ? Pourquoi étaient-ils tous là ? Était-il arrivé quelque chose de grave ? Sortie de nulle part, Fabienne fut soudain à ses côtés.


- Madame Gatimel ! C’est extraordinaire… Votre mari… Il s’est réveillé, il parle !


- FIN -


 
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   ANIMAL   
9/12/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bravo, de la vraie aventure fantastique. C'est le premier épisode que je lis, la fin de l'histoire donc, mais tout est clair et bien écrit dans un style simple qui sied aux histoires compliquées.

Il faudra que je reprenne au début pour suivre toutes les péripéties de nos héros. Ca a l'air manichéen et, justement, c'est idéal pour ce genre de récit très BD.

Je me suis laissée porter par l'intrigue et j'ai bien apprécié cette lecture , Merci.

   Anonyme   
9/12/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Heureuse de pouvoir lire la fin de ce récit, je n'ai lu que les trois derniers épisodes mais je vais sans doute remonter le temps petit à petit pour être bien certaine d'avoir tout compris. Certaines allusions sans doute m'échappent mais cette fois cela ne m'a pas empêchée d'apprécier cette chute. Le nœud bien serré se délie enfin !

L'écriture, courte, est efficace. Cette fin d'histoire est bien menée. Bravo, pour ce fleuve qui s'achève et qui, avec doigté, a été mené à bien.

Au plaisir de te lire à nouveau

Electre

   xuanvincent   
10/12/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Après une lecture rapide, ce dernier épisode m'a paru bien se lire.
Et tout est bien qui finit bien !

Bonne continuation à l'auteur.

   Anonyme   
18/1/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Je n'ai qu'une seule alternative : relire le tout.
Ce sera avec plaisir car l'écriture est sans défaut, enfin, à moi, elle convient parfaitement. Je ne crois pas qu'une seule question soit restée sans réponse (c'est le plus important), l'épilogue n'oublie personne, tout est bien qui finit bien, c'est divertissant (même si parfois c'est vraiment prise de tête pour suivre le qui-est-qui-quand-où) mais c'est vraiment quelque chose qui devrait être lu par de nombreux autres oniriens.
J'espère qu'ils se lanceront dans l'aventure, l'écriture, le travail fourni le méritent amplement.
Je ne reviens pas sur cette impression : cette aventure ferait une bonne BD.
Merci Filipo


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