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Réalisme/Historique
JPMahe : Tombé du sol [Sélection GL]
 Publié le 19/07/17  -  8 commentaires  -  11147 caractères  -  72 lectures    Autres textes du même auteur

Sauvetage d'un homme tombé dans un puits.


Tombé du sol [Sélection GL]


La route qui reliait la mission catholique à la ville de Fianga, au sud du Tchad, était pleine de nids-de-poule. Je la faisais plusieurs fois par jour avec ma Peugeot 404 pick-up, dont j’étais fier étant entendu qu’elle était l’une des seules de la zone. Depuis la mission des pères, comme on disait là-bas, jusque l’entrée de cette petite ville, située à la frontière avec le Nord Cameroun, il y avait environ un kilomètre.


On passait d’abord, sur la droite, un ensemble de cases rondes aux toits tressés de paille, résultat d’un savoir-faire ancestral jalousement gardé, puis on longeait la maison en dur de Baïssoumo, l’infirmier de l’hôpital, qu’on disait presque médecin, du moins quand il était à jeun. Sur la gauche, partait la piste vers le fleuve Mayo Kebbi, franchissable en quelques minutes à gué en saison sèche, là où il fallait près d’une heure de traversée en saison des pluies, en pirogue dans les hautes herbes, avec la punition toujours probable de rencontrer des hippopotames, qui sont bien plus agressifs et dangereux que l’image paisible qu’ils donnent de leurs joues rondes.


L’entrée de la ville était bloquée par une barrière, mot un peu pompeux pour désigner une grande branche dénudée posée sur deux croisillons en acier gardés par deux militaires assoupis sur des chaises, dont ne subsistait souvent que l’armature.

Les kalachnikovs traînaient non moins nonchalamment à côté de leurs propriétaires, qui devaient louer le fait de se trouver ici plutôt que dans le nord, où les forces armées nationales tchadiennes se battaient vaillamment contre le fou de Syrte, tel qu’on appelait alors le colonel Kadhafi, bien décidé à avaler la riche bande d’Aouzou, zone frontière entre les deux pays, qui regorgeait de matières premières. Contre toute attente, l’armée tchadienne, galvanisée par l’intraitable président en boubou blanc, Hissène Habré, tenait tête, avec ses hordes de Land Cruisers, aux blindés libyens.


On entrait ensuite dans la ville entre deux rangées de grosses pierres que, les jours de fête, on peignait avec de la chaux. Venaient ensuite la case de passage, où le sous-préfet accueillait ses hôtes, le domaine du chef de canton, et la maison du chef de douane, un ancien bâtiment colonial français bien préservé, toujours frais même quand le thermomètre dépassait les quarante degrés. Au centre-ville, se disputaient dans le désordre le bureau de police, le bar d’Ouaïdou, la douane et les vendeurs d’essence.


Arrivé depuis quelques mois à la mission, où je faisais office de volontaire en charge d’un projet de creusement de puits, j’en étais encore à mes rudiments d’apprentissage des coutumes, langues et chaleurs d’Afrique, quand quelqu’un vint frapper, de nuit, à la tôle qui servait de porte à ma modeste case. Pourtant, pour les standards locaux, ma case était luxueuse, elle avait des murs en parpaing, un sol en béton, une douche avec un tuyau en aluminium qui faisait pisser un mince filet d’eau chauffée par le soleil, et un lit équipé d’un matelas de coton aspirait la sueur de mon corps surchauffé, par des nuits lourdes qu’aucun air frais ne venait apaiser. Une malle en acier complétait le décor où je rangeais, avec soin, quelques livres et les lettres de ma famille que je relisais jusqu’à l’usure, à lueur d’une lampe reliée à un panneau solaire : un vrai luxe, car dans les villages à des dizaines de kilomètres à la ronde, la lumière n’était que le produit des bougies et des yeux des antilopes.


Ce soir-là, quelque part en 1987, on frappa donc à ma porte, alors que je devais avoir déjà pris la douche qui permettrait à mon corps refroidi d’aborder une bonne nuit. L’homme avait couru, il me demandait de venir au centre de la ville au plus vite, pour sauver un malheureux tombé dans un puits. Quelle ignorance ou inconscience de venir me chercher, moi, à peine puisatier depuis quelques mois, et dont le seul acte de gloire avait été de descendre les marches en acier de puits de trente ou quarante mètres de profondeur, où l’obscurité me protégeait du vertige !


Être puisatier blanc était quelque chose de bizarre pour les Tchadiens, car comment comprendre qu’à vingt ans, on vienne, volontaire, risquer sa vie, sa colonne vertébrale et l’usage de ses membres, dans la construction de puits de brousse, alors qu’ils étaient habitués depuis longtemps à se satisfaire de l’eau insalubre des marigots, et à y laisser la vie d’un enfant sur deux depuis des générations. Sous mon statut de volontaire, exilé sans communication au fond de l’Afrique, il y avait en fait un rite initiatique, une épreuve voulue du corps et de l’esprit. Il faut bien que la jeunesse mâle se passe, sous peine de se rompre dans la vitesse ou les substances artificielles, tribut inévitable de l’adrénaline non consommée.


Mon pick-up, que j’utilisais habituellement pour transporter de lourdes buses, m’avait amené rapidement vers un attroupement, de dizaines, de centaines de personnes armées de lampes torches, criant, gesticulant autour d’un puits situé en pleine rue dans le centre de Fianga. Fallait-il appeler cela une rue ? Un couloir de sable et de cailloux, dont la morphologie se refaisait à chaque saison des pluies, et qu’il fallait parcourir à 10 km/heure si on ne voulait pas crever un amortisseur, emporter le carter d’huile sur une pierre saillante, ou s’enfoncer dans un des murs d’argile qui entouraient les concessions où se trouvaient souvent plusieurs cases, une par femme du foyer.


L’importance de l’événement m’avait galvanisé, transformé en pompier, avec cette fierté des hommes en rouge, qui brandissent crânement leur statut pour montrer qu’ils ont un grade supérieur au vôtre : celui de vous sauver la vie, le jour où vous aurez présumé de vos forces. Mais ce soir-là, j’avais leur bravoure sans en avoir l’expérience. On m’expliqua rapidement qu’un jeune homme gisait dans le fond du puits, on pouvait d’ailleurs l’entendre geindre car le puits n’était pas profond, une quinzaine de mètres tout au plus. Il était tombé, et malgré une tentative pour le secourir, il y était bloqué, étalé au fond sur un lit de pierre, le puits étant quasiment sec. Avec détermination, j’ai enfilé mon harnais, assuré ma corde au pare-choc de ma voiture, pris une lampe torche et descendu en rappel les quelques mètres qui me séparaient du pauvre bougre, recroquevillé sur lui-même au fond du puits.


Le spectacle que ma lampe torche découvrit était ahurissant. L’homme baignait dans le sang, son visage, ses membres, ses habits, se fondaient de rouge avec le peu d’eau qui restait au fond du puits. Une de ses jambes avait une fracture ouverte, où l’os cassé s’était frayé un chemin. D’un rapide coup d’œil circulaire, j’ai inspecté le puits, fait de briques installées en quinconce. Ma plus grande crainte était de voir sortir un échis (prononcer équis), sorte de petit serpent noir très venimeux, qui vous laisse sur le carreau en quelques heures, du moins si votre constitution n’est pas robuste, ce que je n’avais pas envie de vérifier.


L’endroit paraissant dégagé de cette menace, je m’attelais à la tâche de faire remonter le malheureux, qui ne répondait à aucune de mes questions. J’aurais aimé le prendre assez doucement, lui passer mon harnais avec délicatesse, mais je dois dire que l’urgence de la situation, l’absence de brevet de premier secours, ne me laissaient guère le choix que de faire cela très pragmatiquement. Le plus dur fut d’enfiler la jambe brisée, dont l’os me fixait avec une impression de reproche légitime.

Une fois installé dans le harnais, à mon signal, des gaillards rassemblés à la surface tirèrent sur la corde. J’imaginais les veines saillantes de leurs bras musclés à l’ouvrage, comme quand je les voyais remonter, impressionné, les seaux de terre des puits en construction. En un tour de main, le corps sanguinolent arriva en haut, déchargeant son surplus de sang sur moi. L’homme fut alors transporté à l’arrière du pick-up.


On me relança mon harnais pour que je puisse quitter à mon tour ma prison de briques. Avec l’habitude que m’avaient conférée mes premières expériences, et pressé d’en finir, j’ai enfilé en quelques secondes le harnais, essuyé mon visage trempé et crié pour qu’on me remonte à mon tour. Mais mon cri s’est perdu dans une nuée de hurlements sourds venant de la surface. La corde s’est tendue brutalement, j’ai fait un saut en hauteur d’un mètre sans commune mesure avec la puissance des muscles qui venaient de ramener à la terre le moribond. Mon cœur s’est emballé, mes neurones ont bouilli sans imaginer une seule seconde l’enchaînement de ce qui s’était passé à la surface.


Quelques minutes plus tôt, après avoir installé la victime sur la tôle à l’arrière du véhicule, les habitants étaient revenus au puits pour s’occuper de moi. Mais un des hommes sur place, infirmier de l’hôpital en l’occurrence, s’était introduit devant le volant, avait démarré et enclenché la marche arrière entraînant avec lui la corde qui me liait au fond du puits. Sans l’intervention de mon assistant puisatier, présent sur place depuis le début, qui expulsa en quelques enjambées l’indésirable de la voiture, j’aurais été, ce soir-là, la deuxième victime du puits, piégé dans un concours de circonstances, totalement improbable pour qui n’a pas franchi le seuil de l’Afrique.


Une fois l’incident passé, les hommes me remontèrent à la surface, éclairée par une lune bienveillante. Je conduisis ensuite l’homme à l’hôpital en essayant de conduire le plus doucement possible pour lui éviter la dureté des cahots de la route. Très vite le mur d’enceinte de l’hôpital apparut dans les phares. Baïssoumo, alerté par la rumeur, était déjà au porche et attendait de pouvoir émettre un diagnostic. Ce diagnostic était hélas mauvais. Le lendemain, je me rendis à l’hôpital l’âme un peu perdue, où l’homme avait déjà rendu la sienne à Dieu. Il s’appelait Aoutouin, diplomate à l’ambassade du Tchad à Yaoundé. Revenu passer quelques jours en famille à Fianga, il avait abusé d’alcool de mil, l’arguil, était tombé dans le puits dont la margelle ne dépassait du sol que de trente ou quarante centimètres.


Alertés, les habitants avaient essayé de le secourir en lui lançant une corde de sisal, plante filandreuse très présente dans la région. Il l’avait bien prise mais arrivé presque en haut, la corde avait cédé. Persuadée de subir un acte funeste de magie, la famille avait décidé d’égorger un mouton sur le puits, dont le sang, que j’avais pris pour le sien, avait aspergé le malheureux. Une fois le sacrifice effectué, ils avaient retenté l’opération de remontage, toujours sans succès. De guerre lasse, ils s’étaient résolus à appeler le puisatier blanc, qui présentait sans doute l’avantage d’avoir un surnaturel d’une autre planète, d’une composition probablement capable de résister au génie de l’eau, Mamiwata, dont on dit que le nom vient de la contraction de Mummy Water, et dont on trouve la croyance dans une bonne partie des pays d'Afrique centrale.


Les jours suivants, les Toupouris, les habitants de cette région, diffusèrent partout l’histoire du puisatier blanc et de la nouvelle victime de Mamiwata.


 
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   Marite   
6/7/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Alors là ... quelle aventure ! Dès le premier paragraphe j'ai été happée par le récit avec l'envie de connaître la suite. Pas déçue du tout par cette histoire qui ne peut qu'avoir été réellement vécue, au vu de pas mal de détails :
- " L’entrée de la ville était bloquée par une barrière, mot un peu pompeux pour désigner une grande branche dénudée posée sur deux croisillons en acier gardés par deux militaires assoupis sur des chaises, dont ne subsistait souvent que l’armature ...
- "Pourtant, pour les standards locaux, ma case était luxueuse, elle avait des murs en parpaing, un sol en béton, une douche avec un tuyau en aluminium qui faisait pisser un mince filet d’eau chauffée par le soleil, ..."
- " Fallait-il appeler cela une rue ? un couloir de sable et de cailloux, dont la morphologie se refaisait à chaque saison des pluies, ..."
- " ... piégé dans un concours de circonstances, totalement improbable pour qui n’a pas franchi le seuil de l’Afrique. "

Sans oublier la "Mamiwata " incontournable dans ces régions ...

La fluidité et la précision des descriptions de l'environnement et des personnages nous font entrer, sans hésitation, dans un univers très particulier.

   Anonyme   
6/7/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
L'anecdote est intéressante et agréable à lire.
Je salue le courage et la bienveillance du Blanc de l'histoire.
Il manque peut-être un scénario qui irait au-delà du simple rapport qui est demandé après chaque mission.
Au plaisir de vous relire.

   Tadiou   
19/7/2017
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
(Lu et commenté en EL)

Le narrateur aime bien l’Afrique, la connaît et la raconte clairement, avec un langage fluide qui permet une lecture agréable. Ca sent la simplicité, la vie précaire, avec beaucoup de détails qui rendent l’ensemble bien crédible.

Il y a une grande prise de recul dans ce texte ; donc c’est du narratif neutre, presque scientifique. J’ai été intéressé comme par un exposé bien fait. J’ai été intéressé mais pas ému. Donc je reste largement sur ma faim.

Le titre est bien trouvé.

   plumette   
19/7/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le dépaysement continue avec vous, et je trouve cela très agréable!

le récit est prenant, tout le côté descriptif est efficace grâce à une écriture limpide et il y a un petit suspens dans le déroulement du sauvetage qui a maintenu mon intérêt jusqu'au bout.

j'ai apprécié que le narrateur parsème son récit de quelques réflexions plus personnelles sur les motifs de sa présence au Tchad et sur son ressenti de "pompier".

je trouve qu'il y a un bel équilibre entre le côté aventure et quelque chose de plus profond qui nous parle de l'essence même de ce pays.

Merci pour cette lecture.

Plumette

   Anonyme   
19/7/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Sans tomber dans le descriptif, en même temps qu'il nous fait découvrir les lieux, le contexte politique et la vie des habitants, l'auteur nous emmène à la fin de l'histoire sans que l'on s'ennuie une seconde, c'est du moins ce que j'ai ressenti.

Bien sûr le dénouement est prévisible mais l'ensemble est bien conduit.
Pour moi l'exergue n'était pas indispensable.

   toc-art   
19/7/2017
Bonjour,

Je n'ai vraiment pas été emballé par ce texte. Alors oui, l'Afrique, l'exotisme, ok je veux bien, vous partez avec quelques atouts en main, mais si c'est pour gâcher le tout avec ce manque total de savoir-faire littéraire, vraiment, je trouve ça dommage.

L'anecdote aurait pu être amusante, on aurait dû vivre avec le narrateur les affres de la descente dans le puits, la découverte de la victime et la peur rétrospective d'avoir échappé au pire, mais rien de tout cela et c'est à mon sens dû à une écriture atone, sans relief, qui donne au tout la saveur d'un plat de pâtes trop cuites et sans parmesan. Je pense qu'il faudrait revoir toute la scène du sauvetage, nommer les principaux protagonistes, les faire parler, réagir, enfin faire en sorte d'insuffler un peu de vie dans cette narration qui en manque cruellement selon moi.

Donc, oui pour le fond et l'anecdote, mais résolument contre le traitement qui n'a rien de littéraire à mon sens.

   YvanDemandeul   
19/7/2017
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Récit captivant, instructif, au style agréable. Cela sent le vécu à plein nez. Les multiples genres littéraires qui se côtoient dans ce texte : la nouvelle réaliste, l'article sociologique , le reportage journalistique le rendent particulièrement attrayant. La chute est poignante et inattendue. Tout est parfaitement maîtrisé. Merci pour cet agréable moment de lecture.

   Anonyme   
20/7/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour JPMahe,

Vous décrivez bien. C’est visuel et vivant. C’est grouillant de détails. Belle écriture.
Tout cela rajoute au plaisir du dépaysement procuré par votre anecdote africaine, le mode de vie, les coutumes, la langue, à des années lumières des nôtres.

Du coup, j’imagine le hippopotames bien moins paisibles que l’idée que je m’en faisais, et me suis mise à craindre les échis, petits serpents très venimeux.

J’ai particulièrement ressenti l’inconfort dû à la chaleur et à l’eau qui ne coule pas en abondance. Cela sent la sueur du vécu, et c’est ce qui rend votre nouvelle si intéressante.

Quant à la lumière, j’aimerai bien comprendre : lorsque vous écrivez qu’elle n’était que le produit des bougies (ok), et des yeux des antilopes (?). Les yeux des antilopes seraient comme les yeux des chats dans la nuit ?

Merci pour le partage.
A vous relire.

Cat


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