Bastien venait d’avoir sept ans. En vacances d’été chez ses grands-parents, dans le Cantal, il profitait de la superbe campagne du Mauriacois. Le ruisseau de la Vergnaude coulait, guilleret, dans le pré de la source, à trois ou quatre haies de la maison. Il ne dépassait guère deux mètres de largeur, serpentant entre de petits rochers moussus. Au fil des ans, il avait creusé de nombreuses niches sous ses berges, abritant quantité de belles truites. Bastien ne pêchait que les vairons, ces poissons pas plus longs qu’un doigt, dont les mâles revêtent des couleurs chatoyantes, vertes, dorées et rougeâtres, à la période du frai « lorsque les blés forment leurs épis », précise-t-on dans le pays. Il attachait un hameçon à un discret fil de nylon et fixait celui-ci à l’extrémité d’une branche de noisetier. Il ne lui restait plus qu’à récolter de tout petits vers de terre, tigrés de rose et de pourpre, dans le tas de déchets du potager, puis rejoindre les eaux couleur thé de la Vergnaude. Un après-midi de début août, fier de lui, il avait déposé une cinquantaine de vairons sur la table de la cuisine, devant le regard dubitatif de sa grand-mère Rose. Le soir, alors que ce menu fretin croustillait dans la poêle, son grand-père Guillaume lui annonça qu’ils iraient vérifier, le lendemain, si les truites avaient envie de mordre, elles aussi.
– Ça te changera de tes « boyes » ! Une fario adulte, c’est au moins vingt fois plus gros qu’un vairon et, à mon avis, mille fois plus intéressant à attraper. Je t’apprendrai la méthode des montagnards cantalous. Et puis… je te donne ma gaule en roseau. Comme ça, tu pourras pêcher les poissons que tu veux : vairons, goujons, truites, et même les carpeaux de l’étang de Miers.
Bastien explosa littéralement de joie et se jeta dans les bras de son grand-père.
– Ouais !!! Merci, Pépé Yoyo ! On y va, on y va ! Je vais ramasser des vers de terre. Il faut des gros ? – Oh là, on n’en a pas besoin : tu verras, c’est une surprise. Récupère donc un vieux pot de confiture dans la cave et perce une dizaine de petits trous dans le couvercle. Comme je t’ai montré, à l’aide d’une pointe et d’un marteau. Ça va nous servir…
Le lendemain, après sa sieste, le grand-père donna l’ordre de départ. Ils remplirent leurs gourdes à la fontaine du pré, où trempaient du cresson et des myosotis en fleurs, puis se dirigèrent vers la Vergnaude. Sous un ciel uniformément bleu, le ruisseau frétillait entre l’argile de ses berges et le sable doré de son lit. Au bord de ses rives sinueuses s’épanouissait une végétation de joncs, de reines-des-prés et d’aulnes. L’appât utilisé ne surprit pas Bastien, il avait eu le temps d’y réfléchir avant de s’endormir – bien tard ! Il réussit à enfermer une vingtaine de sauterelles vertes dans le pot, puis glissa de l’herbe à l’intérieur pour calmer leur crépitement affolé. La « leçon » pouvait commencer.
– Il faut ruser comme un renard, annonça le grand-père. Tu vas ramper jusqu’à l’arbre qui penche près du bord, là-bas, et tu jetteras le plus discrètement possible une sauterelle dans le courant. Puis tu l’observeras dériver sur l’eau ou, si tu ne peux pas la voir, tu écouteras attentivement en comptant lentement jusqu’à dix. Si aucune truite ne saute, tu te déplaceras de quelques mètres le long du ruisseau, dans le sens du courant, et tu recommenceras. Je te guiderai. – Ça envoie pas des « sautabous » dans la flotte, un renard, plaisanta Bastien. Et d’ailleurs, ça pêche pas. – Eh bien si, figure-toi ! Et ce sont même de bons pêcheurs : ils attrapent des petits poissons avec leur gueule dans les eaux claires et peu profondes. Ils sautent dessus vivement, comme ils le font avec les rats dans les prés. Ils ont leur technique et moi la mienne : tu vas voir ce que ça donne. Allez ! avance vers la rive avec ton pot de sauterelles, tu viendras chercher la canne quand tu auras repéré un poisson.
À la troisième tentative, Bastien provoqua le gobage d’une truite devant un rocher plat.
– Et voilà ! Bravo Bastien ! Maintenant, tu peux récupérer la gaule. Discrètement, ne cours pas !
Guillaume avait déjà accroché une sauterelle à l’hameçon.
– Vas-y, et veille à envoyer le « sautabou » en douceur, juste à l’endroit où la truite a sauté. Lorsque tu verras le fil se tendre, tu compteras jusqu’à trois et tu la ferreras d’un coup sec…, mais pas trop fort quand même.
Bastien, maîtrisant une grande fébrilité, appliqua à la lettre les conseils de son grand-père. Il ne fit aucun bruit ni mouvement brusque, si bien que quelques instants plus tard, une truite d’une quinzaine de centimètres vint atterrir dans l’herbe, à ses pieds. Le regard de l’enfant brillait aussi fort que les étincelles du ruisseau sous le soleil d’été. Elle était bien petite, mais si belle, cette première truite, avec ses yeux à la fois vifs et sombres, cerclés par un anneau de lumière dorée. Lustrés par le frottement continuel de l’eau, ils semblaient encore en projeter les reflets. Bastien admirait sa robe, couleur des sables du ruisseau, marbrée d’ombres bleues et parsemée de points rouges et noirs. Il comparait ses nageoires, bordées d’un liseré nacré, à de fines ailes. Il imaginait ce poisson non pas nageant, mais volant dans le courant d’un rocher à l’autre, fondant parfois sur une proie, telle une hirondelle. Après ces quelques secondes de contemplation et de réflexion – tout va si vite dans l’esprit d’un enfant qui s’émerveille –, il demanda à son grand-père, très prosaïquement :
– Qu’est-ce qu’on en fait, Pépé Yoyo ? On la ramène chez nous et on la mange ? – Elle n’est pas assez grosse, tu ferais mieux de la remettre à l’eau. – Mais c’est ma première truite, Pépé ! – Eh oui, Bastien… Bon… Pour cette fois, tu la glisses dans ta poche et on continue la pêche. Prends-en des belles, nous sommes quatre à table.
Finalement, Bastien alla relâcher délicatement sa truitelle dans le ruisseau. Il n’essaierait même pas de l’attraper à nouveau, elle était devenue pour lui mémoire vivante. Elle recouvra ses esprits en quelques secondes, puis s’enfuit en un éclair vers le secret des eaux.
– Tu as bien fait, Bastien. Cette première truite, jamais tu ne l’oublieras. Allez, on reprend un peu plus loin, sinon nous n’aurons rien à nous mettre sous la dent ce soir. – Mémé a dit : deux à manger pour toi, tu dois grossir. – Eh ! Tu n’es pas bien grassouillet non plus… Alors, on va en attraper six et on verra bien qui aura le plus faim à la maison. Maintenant, au boulot, garçon !
L’apprenti pêcheur expédia deux belles truites sur le plancher des vaches, l’une surprise au bas d’un déversoir, l’autre en plein courant. Quatre se décrochèrent parce qu’il les avait ferrées trop fort ou sans leur avoir laissé le temps d’engamer l’insecte. À chaque fois, Guillaume prenait le relais : il entrait dans l’eau glacée et capturait le poisson récalcitrant dans sa cache, sous un rocher ou au creux d’une rive. À soixante-seize ans, il avait retrouvé la passion de sa jeunesse, bien que le froid tétanisât ses jambes maigres. À sa quatrième truite, lorsqu’il remonta sur la berge, une mauvaise toux de fumeur de gris parut lui déchirer la poitrine. Il rassura aussitôt son petit-fils, prétendant qu’il avait avalé de travers une gorgée d’eau du ruisseau.
– Le petit Jésus t’a puni : c’est interdit de pêcher à la main ! lui fit remarquer Bastien, un sourire ouvert jusqu’aux yeux. C’est Mémé qui me l’a dit. – Ah ! Mais c’est pas de la pêche. Pas de fil, pas d’hameçon : c’est de la cueillette de poissons… Aucune réglementation, c’est comme pour les champignons…, plaisanta en retour son grand-père. – Et si le garde « Fend-l’air » rapplique, tu lui diras quoi ? – Normalement, il est occupé ailleurs à cette heure-ci… Mais s’il passe par-là, je lui expliquerai que c’est une technique pratiquée dans tous les pays du monde, par les bêtes et les hommes, depuis la nuit des temps. La seule loi qui s’applique est celle de la nature. D’ailleurs, je t’apprendrai comment on s’y prend quand tu seras plus grand, dans deux ou trois ans, peut-être. Mais ce sera obligatoirement après cinq heures, lorsque notre brave Fend-l’air s’en va retrouver ses amis au bistrot de la Prunelle. – Oh, Pépé Yoyo…, s’il te plaît, tu peux me montrer maintenant, je suis bien assez malin, plaida Bastien. – Malin, ça oui ! mais tes bras ne sont pas encore assez longs pour aller farfouiller tout au creux des caches profondes des truites. Ne t’inquiète pas, ça viendra vite ! En attendant, tu peux pêcher avec une gaule, c’est tout aussi passionnant. Comme ça, « à la volante », avec des sauterelles ou des grillons. Et bien mieux, à la mi-juin, avec ces petits hannetons qu’on appelle « babarottes ». C’est l’appât miracle !
Rose savait que Guillaume se débrouillerait pour rapporter au moins quatre truites à la maison. Bastien serait fier de les sortir du panier et de les déposer au bord de l’évier de la cuisine. Une salade et des pommes de terre compléteraient le dîner. Fanny, la grande sœur de Bastien, rentrait tout juste du village, où elle était allée faire des courses pour sa grand-mère. Celle-ci lui proposa d’aller rejoindre « les hommes » dans le pré de la source.
– Oui, Mémé, bonne idée. Je pense que Pépé va petit à petit initier Bastien à la pêche et peut-être même au braconnage. Il devrait être doué… – Oh pour ça, j’en doute pas. Mais rien ne presse, il est encore bien petit.
Elles retrouvèrent Bastien et son grand-père, assis côte à côte sur le pont en dalles de pierre, balançant leurs jambes nues au-dessus du ruisseau. Leurs regards oscillaient entre les reflets du ciel sur l’eau alentie et le feuillage des aulnes argenté par le vent.
– Alors, les pêcheurs, ça a mordu ? s’enquit Rose. – Oh là là ! Eh oui, Mémé : j’en ai pris une petite que j’ai remise à l’eau, puis deux belles, une presque noire. Pépé en a « cueilli » quatre, directement dans leurs niches… – Eh ! Bravo Bastien et Pépé ! s’exclama Fanny.
Guillaume se taisait. Ses mains, pensives, s’ouvraient vers la canopée des arbres – et bien au-delà sans doute.
– J’ai pris froid en farfouillant dans le ruisseau, articula-t-il après avoir retrouvé le fil de l’eau et du temps. Alors, on s’est assis sur ce pont, en plein soleil. J’ai un peu mal en haut du dos, mais ça va passer avec la chaleur. – Oui, on est bien, là : on se repose, ajouta Bastien. Ça crève, la pêche à la truite ! J’ai rampé pendant des heures…
Jusqu’alors, Fanny n’avait pas remarqué la maigreur de son grand-père, car il portait en permanence, malgré le bel été, un ou deux tricots et un pantalon en velours. Mais maintenant, face aux deux pêcheurs, elle réalisait avec une profonde tristesse qu’il avait les jambes aussi fines que Bastien. Au début des vacances, sa grand-mère lui avait simplement confié qu’il avait attrapé une mauvaise grippe, au printemps, et que celle-ci ne guérissait pas vite. Fanny retint des larmes qui ne firent qu’embuer ses yeux.
– Mais tu es tout maigre, Pépé ! Tu trembles… On va rentrer, tu t’habilleras chaudement et tu te mettras au soleil devant la fenêtre du jardin. – Et je vais cuisiner les truites, rajouta Rose. Tu en mangeras deux, c’est obligatoire. Tu vois bien que tu dois te remplumer, depuis le temps qu’on te le dit : moi, le docteur et tout le village. Lundi, on va à la radio, à Aurillac. On va bien finir par la guérir, cette toux ! – Oui, pas d’inquiétude. On peut rester encore un peu ici, je continue à faire sécher mes jambes de sauterelle… On rentrera quand les moustiques nous attaqueront. Avec Bastien, on a commencé notre repas, tout à l’heure : c’est plein de fraises des bois en bordure du chemin du Peuch. – Ah oui ! c’était bon. Tu mangeras mes deux truites, Pépé. La noire doit être bourrée de vitamines, ça te donnera cent plumes de remplumage… – Merci, Bastien ! tes farios sont bien grasses. L’été, elles se gavent de sauterelles et autres insectes ; comme ça, elles peuvent supporter la disette de l’hiver. – Je vais chercher du cresson pour la salade ! décida Bastien, se précipitant vers la fontaine sans attendre un quelconque assentiment.
Guillaume demeura quelques instants le regard vide, puis sourit en observant son petit-fils, accroupi au bord de la source dans la brume bleue des myosotis.
– On va t’aider à te requinquer, Pépé, tu vas voir ! l’encouragea Fanny.
Elle posa une main sur l’épaule de son grand-père, et Rose fit de même. Guillaume fixait les siennes, usées et amaigries. Il embrassa sa femme et sa petite-fille.
– C’est comme ça, tiens… Mais n’ayez crainte, je suis un dur à cuire !
Bastien dévalait déjà le pré, les bras chargés de cresson.
– Allons ramasser d’autres fraises des bois, il en reste plein ! cria-t-il à mi-chemin.
« Les ruisseaux renouvellent sans cesse leurs eaux. Les vies coulent de même, et c’est bien ainsi. Mon seul souhait est de pouvoir suivre encore quelque temps le rythme joyeux de la jeunesse », rumina Guillaume en cueillant les fruits sauvages.
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