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Récit poétique
solinga : Farine au creux des paumes
 Publié le 29/08/25  -  3 commentaires  -  10469 caractères  -  28 lectures    Autres textes du même auteur

Un poème en forme de récit. Histoire aussi de ne pas rester muets devant l'atroce. 
Cette prose et cette poésie se cherchent, mains à nouer jusqu'à former pâte nouvelle, avec beaucoup de faiblesses, un peu d'espoir et puis de la farine.


Farine au creux des paumes



1. Cela débute à la fin.

À l'issue du concert, les vibrations des percus ne cessent de se cadencer aux parois de mon cœur.
Quelque chose de fraternel nous atteint, du plus profond des batteries. Un entablement de sons… de sons qui finissent, de sons qui s'obstinent.
Et la lumière tombante flatte la direction du rêve.
Dans le public,
de paume en paume,
passe
le trésor menu
et volatile
des sacs de farine
en grosse toile de jute,
qui se dénouent, qui s'ouvrent…

Et la farine fleurit,
cargaison minime
à l'aune d'un creux de paume.

Farine nue, farine mue
de mains en mains
pour signifier
la famine
du peuple
de Palestine.


Tu me la glisses depuis tes mains, en trois versements soigneux.

– Je te donne tout ?
– Oui, je crois. On se donne tout.


Soyeux passage de blancheur,
et nos pensées impuissantes levées vers eux.


La musique.
L'espoir, qui ne cesse de vibrer… à peine, mais un peu.
Et la farine douce entre mes doigts. Je la caresse pour me pénétrer de cette réalité : ils meurent de faim.

Réalité
vue
mais
vue depuis notre cocon, depuis notre place de concert !

Ah, c'est beau de se dorloter
au lointain des beautés sages !
Concernée mais intacte.
Petite nantie si facilement consternée.
Attendrie
à bon compte.



2. On écarte les temps.

Monte un impérieux soleil au lendemain du concert.
Les lendemains
sont l'apanage des bien-nourris.

Mon ami n'est plus là, alors
ni une ni deux,
je me réapproprie le « tu », organe de l'introspection et de l'exhortatif.

Mieux de savoir
être deux
en une.


Tu es en pleines vacances
et tu vis au musée,
pour te protéger du chaud.

Tu vaques sous ton chapeau toilé de privilèges, petite peau crémée pour pas souffrir.

Tu devises avec les blanches statues des Beaux-arts.
Ils meurent de faim. Elles et eux.

Blanches statues académiques, du temps où l'on faisait comme si la Grèce, en modèle, œuvrait sur cette unique pâleur.

Tu devises
avec les statues insouciantes
et graves du musée.

Tu mets des interstices
aux secondes.

Tu as honte. Facile.

Tu rappelles à toi
la douceur menue de la farine
au sein de ta paume d'hier,
longuement caressée
pour aiguiser ton apathique empathie
d'Européenne repue.


La farine douce comme un nuage sablonneux est tout entière dans la mémoire de tes doigts. Farine symbole d'une communauté pointillée de corps, d'organismes parents, malgré et terres et mers interposées. Farine fuyante signifiance, tactile et prompte à verser dans le souvenir ; certes blanche, mais plus labile que le coton et la plume, comme une paix de poussière, comme une craie qui ne parvient à écrire aucun traité ; farine comme un rien flottant, rémanent une minute à peine en un nuage floconneux de brume alimentaire… et qui trop dense fait tousser. Ah, fragile toux des possédants.

Et l'âpre floraison de la famine dans leur ventre. Les ronces de la faim dans leur estomac qu'on dévaste.


Des images telles, on les croyait
photographies de jamais-plus,
stèles atroces des livres d'histoire.

Et pourtant.

Qui ne peut voir sous les paupières meurtries des assiégés la ressemblance avec ceux qu'on découvrit aux barbelés, moins de cent ans de cela, peinant debout, abandonnés à leurs squelettes ? Dans leurs yeux, humanité jumelle, l'exténuation des regards de ceux qui furent, ligne exacte, ligne absurde, les arrière-grands-parents de bourreaux actuels.

Humains idem, ceux qu'on affame à mort.

Qui, habitant du lointain,
se dissocie à ce point de son corps pour ne pas souhaiter que ce massacre s'arrête ?

Qui dit : « je », dès lors,
Qui ose encore ?

Et toi, leste indignée qui ne pleure même pas.
Tu as honte d'être une poussière bien lotie dans un cocon muséal.
Tu es ce rien, à la bonne place.

Vertige.

Tu te raccroches aux pupilles manquantes
de Minerve.

Tu laisses les sentiments t'escalader, et qu'ils prennent le pronom qui leur chante…
Puisque nous sommes si durs d'oreille.
Puisque les subjectivités s'étiolent comme aux marais de mauvais sel.


Des anaphores te courent entre les tempes,
avec le mot Humanité comme énigme.
Humains bannis d'eux-mêmes,
Humains qui ne se voient pas l'un derrière l'autre, qui ne se voient plus en transparence,
ni plus dans les fissures désaccordées du temps.
Humains qui fabriquent des frontières par enfouissement des autres, par tracé de matières tombales.
Folie oubliant tout ce qui peut se faire de droit et de mesure.

Ah, comme c'est facile vu de chez toi, bien calfeutrée dans l'anathème et l'anaphore…



3. Monologue aux marbres.

Je demande aux statues ce qu'elles en pensent.

Fatalement, la réflexion ploie de la seconde à la première, dès qu'un dialogue se profile entre l'oisive et les pierres.

Je demande d'abord au front de Minerve.
J'attends, il y a espacement de siècles.
Je mets à profit l'attente pour me sermonner : qu'est-ce, au bout du bout, que cette indignation facile, qui n'mange pas d'pain, comme on dit, indignation pour la conscience, comme un hommage à soi, pour garder bonne mine ?
Cette protestation : menu grammage d'existence qui se détache du rien-du-tout ? Ou tout simplement, lucidement : rien du tout ?


Minerve est muette. Un quadrige de chevaux la ceint au seuil bandé de ses mèches.
Muette, mais en conscience.
Débrouillez-vous : ne mêlez pas à vos massacres la parenté des albâtres, semble-t-elle suggérer.

Je lui souris, estimant malgré tout que c'est aux êtres de chair que revient le podium de l'insensibilité.

J'esquisse ensuite quelques pas, de mes jambes indemnes, sur le parquet poli.


Demander à Hugo, bras croisés, hiératique en buste tout en haut des marches ?

Ou questionner l'Odalisque qui se tourne, sculptée au temps du Mage, en pleine mode orientalisante ? Partiale, européenne et les joues rondes.

Demandons à Pandore, boîte en main, boîte à maux dispersés,
tenue négligemment comme une boîte de poudre
(encore une fausse fautive à absoudre, dans le sillage d'Hélène).

Ou tant qu'on y est, à l'Ève recroquevillée. De bronze et presque délestée de son visage.

Mieux, demandons à Caïn. Nous étions par-delà les noms, frères de même farine, non ? Caïn, assis, immense, sur une peau de loup.

Le remords, s'il vient, viendra trop tard.
Et en ce moment même, le pardon gagne en inanité à mesure que manque la farine.


Ah, l'on s'émeut, aux pays où l'on mange.
Mais sans hausser le ton, sans tambour, poliment devant le massacre.
Et moi j'anaphorise devant les marbres. Ah, la belle aventure éthique.


Les quelques grammes de farine dansent pourtant encore dans ma paume, dessinent leur entêtement sous mes tempes.

Scansion de l'irreprésentable.

Marbre solide. Marbre veiné, parfois rugueux comme une peau d'ici, rapprochant de nous un peu les dieux.

Scansion de l'irréparable.

Ah, les maigres larmes rhétoriques et mentales de l'empathie.

Pas anodin la proximité phonique avec l'apathie. Empathie d'apathique.



4. Et après la farine ?

Planquée.

Fleur planquée des salons urbains et des réseaux de phrase. Moi-Narcisse : vide poussiéreux de vanité poudrée, en dessous de toute farine puisque immangeable.


Tiens, le musée ferme ; on te chasse.
Tout se déréalise.
Tu quittes les mondes de marbre.


Tu reprends le fil de ces rues
bien en ordre
vouées à perdurer indéfiniment,
coulées dans leurs certitudes
et bien bourgeoisement miroirs d'elles-mêmes,
luisantes faces de goudron,
lissées,
narquoises,
haussant leurs épaules de dos d'âne
et leurs grands bras d'avenues
devant les probabilités si minces d'être réduites en cendres sous les bombes.


Déréalisation du moi.

Oh, l'espace de quelques secondes, car la quotidienneté contrecarre au plus vite les sursauts d'empathie et le bredouillement des élans de justice.

Tu transportes désormais avec toi cette anthologie, ce volume bilingue de l'immense Darwich, chaque page s'ouvrant dans l'intransigeante fierté des colombes. Qu'il soit pour toi le dictionnaire et la musique.


Longtemps,
tu repenseras à la passation de farine,
gramme à gramme,
racontant le concert.


Phrasé d'un vent tout blanc, d'une menue bruine de cristaux de fleurs d'amande nées du poète d'Al-Birwa.

Fleurs altières poudroyant leur farine menue de mots pour commémorer, pour suspendre un sens commun, vaillant et impossible, entre l'horreur et l'oubli.

Fleurs disant le désastre et son insondable dépassement, fleurs des dignités niées et déchirées soutenant leur matière ineffable par le battement soyeux de leurs pétales aux veines toutes ressemblantes.


Farine

Farine sablonneuse

Farine fine et fade

Farine tiède, farine froide

Farine qui ne sait par elle seule faire ciment

Farine qui file comme sentiment, et ne répare peut-être rien.

Farine bref instant sur les mains

Farine déficiente

Fanure de fleur en déhiscence.

Farine valant symbole pour ceux à qui elle ne manque pas.


Farine
Or maintenant.
Maintenant que fait l'histoire à traîner tant ?

Réduits à suivre les sinuosités diplomatiques,
tout poudrés d'impuissance,
nous empathisons par écrans,
et nos basses bonnes volontés,
nos intentions de blés en levure,

s'avèrent

moins fixes encore que les sables.


 
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   Provencao   
29/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour solinga,

Silence et discrétion dans cette poésie qui invite tout un chacun à la réflexion. Écriture attentive à ce qui de l''existence est le plus impalpable, un langage qui interpelle....très fragile et à la fois très impérieux votre écrit est une sublime réflexion à la poésie dans ce qu'elle a d'essentiel.

Au plaisir de vous lire,
Cordialement

   Volontaire   
29/8/2025
Bonjour,

Tout bien pensé, compte tenu de la gravité du thème, je préfère ne pas mettre de scolaire appréciation (quoique je l'ai fait pour votre nouvelle, qui m'a beaucoup touchée). Petite préférence pour la version nouvelle de cette farine passée de paumes en paumes. La narration mettait la farine au centre quelque part, événement perturbateur entouré par et écrasant à la fois les troubles physiques (désirs, douleurs) de la narratrice. L'événement était "là", démunissant, cassant la litanie des pensées. Ici, c'est autre chose, la farine est plus lointaine, la litanie des pensées a repris toute son impérieuse place. La description du musée s'en ressent un peu : beaucoup de références historiques (et même une forme de confrontation avec l'Histoire de la philosophie de l'histoire, avec le "tout témoignage de culture est un témoignage de barbarie" de Walter Benjamin. Mais si elle y croit vraiment, la narratrice, que fait-elle dans ce foutu musée? Ah oui, la clim. Mais elle regarde, et la clim on la trouve ailleurs. Enfin, trêve de jugements). Alors que finalement ce qui semble saisissant, au-delà de toutes les références, c'est le blanc de ces statues, leurs yeux vides. Peut-être raccourcir pour mettre cette impression en valeur?

Merci de ce partage :)

Bonne fin de journée

   Ramana   
1/9/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Impuissance coupable, certes, mais comme on nous roule dans la farine à longueur de quinquennats, alors on en a pas seulement sur les mains, de la farine, mais plein la bouche, les oreilles et tout le reste. Mais dire quoi et à qui, faire quoi, vers où aller ? A notre niveau je crois, s'efforcer de s'éveiller, n'avoir pas peur de regarder le diable dans les yeux, dire à d'autres ce que l'on voit et qui refusent de voir, enfin à ceux qui n'ont pas trop la tête dans la farine (restons polis).
Alors, si le nombre d'indifférents ou d'hypnotisés diminue, peut-être que notre complicité collective face à l'ignoble diminuera de telle manière que nous puissions commencer à agir... Mais hélas, le temps presse, et le marchand de sommeil ne dort pas !
Vous décrivez bien votre dilemme, mais je crois que si nous sommes révoltés à raison, il est inutile de nous sentir coupable de vivre confortablement, car devenir ascète ne changera pas grand chose à l'autre bout de la Méditerranée.


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